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fantaisies charmantes qu’ils avaient semées sur la route de leurs héros. Virgile pouvait choisir : en quelque lieu qu’il conduisit Énée, il était sûr de réveiller dans toutes les imaginations des souvenirs poétiques. Homère, Sophocle, Pindare et les autres devenaient ainsi ses collaborateurs, et il faisait profiter son poème de l’admiration qu’inspiraient leurs ouvrages. Mais une fois qu’il aborde en Italie, toutes ces ressources lui manquent. Sur cette terre ingrate, que la poésie n’a pas touchée de son aile, qui, au lieu du trésor des fables grecques, ne lui offre que quelques maigres et prosaïques légendes, il faut qu’il tire presque tout de lui-même. Je ne veux pas trop l’en plaindre : à partir de ce moment, son œuvre devient peut-être moins facile et moins riante, mais elle est plus originale et lui appartient davantage. C’est là qu’il nous donne sa véritable mesure. Quelque admiration qu’on éprouve pour les merveilles dont il a rempli les six premiers livres, il y a dans les autres plus d’invention et de génie véritable ; c’est sur eux qu’il convient de le juger.

La composition d’abord en est parfaite. On ne s’aperçoit pas des efforts que le poète a dû faire pour embellir une matière par elle-même assez aride et mettre quelque variété dans un ensemble un peu monotone ; les incidens sont si habilement amenés, ils semblent si bien sortir du sujet, qu’on a peine à se figurer tout ce qu’il a fallu d’imagination et d’artifice pour les lier entre eux. Ce mérite est de ceux qui ne frappent guère à la lecture d’un bon poème. L’ordre et la suite sont des qualités si naturelles qu’on ne songe pas à les remarquer dans les ouvrages où elles se trouvent ; pour en sentir le prix, il faut lire ceux qui ne les possèdent pas. À ce point de vue, l’on peut dire que la lecture des poètes épiques de la décadence romaine, qui se sont donné tant de mal pour être intéressans et y ont si peu réussi, profite beaucoup à Virgile. Valérius Flaccus, Silius Italicus, Stace surtout, cet homme de tant de finesse et de talent, dont le poème n’est qu’un amas de brillans épisodes laborieusement rapprochés sans être réunis, nous font apprécier comme il convient, dans l’Enéide, la simplicité de l’action, l’adroite liaison des parties et l’harmonie de l’ensemble. Mais on sera plus sensible encore à ces mérites si l’on compare Virgile à lui-même. Dans les premiers chants de son poème, le récit se disperse quelquefois, et il y a même un livre entier, le cinquième, dont on pourrait à la rigueur se passer. On ne trouve rien de semblable dans la dernière partie de l’ouvrage. Là, tout se suit et s’enchaîne, et l’auteur marche devant lui sans s’écarter jamais de sa route. L’action, pressée, rapide, ne s’arrête pas un moment. Elle est si simple, qu’on peut l’embrasser d’un coup d’œil, et il n’y a