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rien de plus facile que de la résumer en quelques mots. Pendant trois livres, le sort est contraire aux Troyens : Junon parvient à rompre l’alliance qu’ils allaient faire avec Latinus ; tous les peuples italiens prennent les armes contre eux, et, tandis qu’Énée est allé se procurer l’appui d’Évandre et des Étrusques, Turnus assiège son camp et parvient presque à s’en emparer. Au dixième livre, Énée revient avec des troupes nouvelles, et la fortune change à son arrivée. Il commence par repousser les Latins, qui attaquaient ses soldats, puis il les poursuit à son tour jusqu’à Laurente, et termine la guerre par la mort de Turnus. Cette disposition est à peu près la même que celle de l’Iliade, où nous voyons Hector s’avancer de plus en plus vers les vaisseaux des Grecs, puis reculer devant Achille jusque sous les murs de Troie, ou il est tué. Mais les événemens sont si touffus dans Homère, que la richesse des détails ne permet pas toujours de se rendre compte de l’ensemble. Chez Virgile, qui est plus sobre, plus serré, le plan général s’aperçoit mieux ; on se rend mieux compte de ce double mouvement en sens inverse, qui constitue la marche de l’action ; et, comme l’unité de l’œuvre est plus apparente, il me semble que l’intérêt est plus vif.

Je trouve aussi que, dans ces derniers livres, on est plus frappé du dessein du poète, et que la pensée qui anime l’œuvre entière y est plus visible qu’ailleurs. Cette pensée, on peut le dire, se retrouve partout ; il n’y a pas de chant dans l’Enéide où Rome ne soit glorifiée, et précisément la fin du sixième contient un admirable résumé de son histoire. Le patriotisme de Virgile est si ardent qu’il cherche et trouve partout l’occasion de se manifester. On en éprouve quelque surprise quand on songe que ce poète, qui a chanté Rome avec tant de passion, n’était pas tout à fait Romain de naissance. Pendant longtemps, le parti aristocratique avait obstinément refusé d’accorder le droit de cité complète aux habitans de la Cisalpine. Ces grands seigneurs vaniteux se plaisaient à leur faire sentir, par toute sorte d’outrages, qu’ils étaient toujours des sujets et des vaincus. Virgile avait dû entendre raconter, dans sa jeunesse, l’histoire de ce décurion de Côme que Marcellus avait fait un jour battre de verges pour bien lui prouver qu’il n’était pas un citoyen. C’est seulement en 712, après la bataille de Philippes, que les Cisalpins, qui avaient reçu de César le droit de cité, furent mis tout à fait sur le même rang que les autres Italiens. Virgile avait alors vingt-huit ans ; mais il n’avait pas attendu si tard pour être Romain de cœur. Il faut vraiment que Rome ait exercé un attrait extraordinaire sur le monde pour que ses anciens ennemis soient devenus si vite pour elle des alliés fidèles et des citoyens dévoués. On la représente