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mais ils n’échappèrent pas à Turnus, Précédant le gros de ses soldats, qui ne marche pas assez vite, le chef rurale, avec quelques cavaliers d’élite, tourne autour du camp troyen, « comme un loup à jeun autour d’une bergerie pleine et bien fermée, lorsqu’au milieu de la nuit, par le vent et l’orage, il entend les agneaux bêler tranquillement sous leurs mères. » Pendant qu’il cherche de tous les côtés quelque accès pour atteindre ses ennemis, qui s’obstinent à ne pas sortir, il aperçoit les vaisseaux et s’apprête à lancer contre eux des torches enflammées. Mais, à ce moment, Cybèle, la mère des dieux, intervient et les sauve : ils ont été construits avec les arbres de la forêt sacrée de l’Ida, elle ne veut pas qu’ils périssent comme des barques ordinaires et obtient de Jupiter la permission de les transformer en déesses de la mer. Elle n’a qu’à dire un mot ; « aussitôt les navires rompent les liens qui les attachent, et, comme des dauphins qui plongent, ils s’enfoncent dans l’abîme. Bientôt après, à la surface des flots, on voit monter autant de jeunes nymphes qu’il y avait de proues d’airain le long du rivage. »

Ce miracle, on le comprend, n’est pas du goût de Voltaire, et il faut croire que déjà, dans l’antiquité, il causait quelque surprise, puisque le poète éprouve le besoin de le défendre. Comme nos auteurs de chansons de geste, qui, lorsqu’ils viennent de raconter quelque fait incroyable, ne manquent pas d’affirmer qu’ils l’ont lu dans un ouvrage latin de quelque moine bien informé, Virgile invoque la tradition : « C’est une bien vieille histoire, nous dit-il ; mais la renommée s’en est conservée à travers les âges. » Cette précaution nous montre qu’il prévoyait quelque objection. Il sentait bien que le récit qu’il allait faire avait, dans son œuvre, un caractère tout nouveau. Chez Homère et chez lui, les dieux interviennent très souvent, mais d’ordinaire ce n’est pas pour déranger l’ordre régulier du monde et produire des effets qui choquent le bon sens. Le surnaturel, comme ils l’entendent en général, est chose très naturelle. Dans ces temps primitifs qu’ils nous dépeignent, les hommes ont coutume de rapporter à une influence divine tout ce qui leur arrive. S’ils assistent à quelque violence des élémens, s’ils sentent s’élever dans leur cœur quelque ardeur furieuse, ils sont tentés de croire que la divinité n’y peut pas être étrangère. « Est-il vrai, dit un des héros de Virgile, que les dieux m’inspirent un grand dessein ; ou chacun de nous ne se fait-il pas un dieu des passions de son âme ? » C’est pour entrer dans cette idée que les poètes antiques représentent si souvent Mars, Minerve, Apollon qui parcourent les champs de bataille, et, au moment critique, apparaissent à un combattant pour exciter son ardeur ou lui suggérer quelque entreprise : il se trouve presque toujours qu’ils