et, dans l’espèce de suprématie qu’on lui décerne communément parmi tant de chefs-d’œuvre, pour combien, jusque de nos jours mêmes, l’esprit de secte et de haine entre-t-il ? — Qu’est-ce que Molière a voulu faire en composant Tartuffe, et quelle est la nature de cette création si complexe qu’après en avoir essayé vingt interprétations à la scène, on ne peut pas dire, de l’avis même des meilleurs comédiens, que l’une soit plus conforme que l’autre à la pensée de Molière ? — Dans quelle mesure le théâtre, comique ou tragique, a-t-il le droit d’attaquer l’hypocrisie religieuse, puisque aujourd’hui même nous ne lui reconnaîtrions le droit d’attaquer ni l’hypocrisie politique, ni l’hypocrisie patriotique, ni quelqu’une enfin que ce soit de ces formes d’hypocrisie dont on ne saurait arracher le « masque » sans risquer d’atteindre et de blesser cruellement « le visage ? » — Les précautions que Molière a prises, ou qu’il dit qu’il a prises, quand elles pourraient suffire à distinguer Tartuffe d’avec « un vrai dévot, » distinguent-elles assez Orgon d’avec un imbécile, et l’imbécillité d Orgon, Bourdaloue l’a bien vu, ne nous est-elle pas donnée comme ayant sa piété même pour cause et raison suffisante ? — Qu’est-ce que Louis XIV, en 1663, à cette aurore de son règne, jeune, galant, amoureux, entouré de flatteurs, de courtisans sans scrupules, et bientôt de maîtresses, pouvait avoir à redouter des tartuffes, qu’il ne pût également redouter du plus sincère de ses confesseurs ou du plus apostolique de ses évêques ? — Où sont encore les ravages qu’avait opérés dans la société du temps ce vice « épouvantable » — qui toujours semble devoir inspirer plus de dégoût qu’il ne causera jamais de mal, — où sont les traces de sa politique, où les effets de sa puissance, où la preuve enfin de ses crimes ? — En plein XVIIe siècle, dans ce siècle de foi générale et sincère, mais où n’ont pas manqué cependant « les libres penseurs, » Tartuffe n’est-il pas plutôt une œuvre animée déjà, cinquante ans à l’avance, de l’esprit du siècle de Voltaire ? — Et s’il est permis enfin d’attaquer l’hypocrisie avec de semblables armes, quel milieu restera-t-il, quelle voie moyenne à suivre, dans une société quelconque, religieuse ou athée, catholique ou protestante, Israélite ou mahométane, entre le cynisme d’une part, et de l’autre l’hypocrisie ?
Voilà bien, si je ne me trompe, quelques-unes au moins des questions que soulève l’examen de Tartuffe . Il n’en faut chercher la réponse ni dans l’opuscule de M. de La Pijardière ni dans les quatre-vingts pages d’Édouard Fournier. Celui-ci surtout ne connaît que son abbé Roquette. Le voici d’après Saint-Simon, et le voilà d’après Mme de Sévigné ; le voici d’après les Mémoires de Cosnac, et le voilà d’après les Mémoires de Lenet ; le voici d’après les Lettres de Bussy-Rabutin et le voilà d’après les Mélanges de Boisjourdain. Et pourquoi toutes ces citations ? A quel dessein tous ces témoignages ? Quelles conclusions