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bibliophile Jacob s’était dix fois, vingt fois, cent fois trompé de la même manière. Car, je le déclare sans hésitation, si l’on croit pouvoir attribuer à Molière ce Ballet des Incompatibles, qu’Eugène Despois a eu tort, selon nous, de laisser se glisser dans sa belle édition de Molière, il n’y a plus de raison de ne lui pas également attribuer le Livre Abominable de M. Louis-Auguste Ménard.

Comment se fait-il pourtant que ces deux hommes, dont on ne saurait dire en vérité qui des deux, le feuilletoniste ou le bibliophile, a le moins bien parlé de Molière, se soient acquis une réputation qui ne durera pas sans doute, mais enfin qui jusqu’ici leur a survécu ? Car, il faut bien l’avouer, ils font autorité parmi les moliéristes ; on les cite, ne fût-ce que pour les réfuter ; leur nom ne se prononce qu’avec ces complimens dont nous sommes aujourd’hui si prodigues : — c’est le savant Paul Lacroix, c’est le sagace Edouard Fournier ; — on prend en y touchant presque plus de précautions qu’on n’en prendrait avec un Sainte-Beuve, un Villemain, un Nisard ; tous deux comptent pour quelque chose, et je ne connais pas d’éditeur de Molière qui ne se soit cru tenu, tout en les contredisant, de redire d’eux et de leurs travaux tout le bien qu’ils en pensaient eux-mêmes. O grande puissance de l’orviétan ! Pour s’être l’un à l’autre, environ trente ans durant, répété tour à tour qu’ils étaient « le plus ingénieux » ou « le plus érudit » des moliéristes, ils avaient donc fini par le croire, et, — ce qui nous touche ici davantage, — par le persuader au public ! Mais il est grand temps aujourd’hui, puisqu’ils ont fait école, de les juger selon leur mérite, qui fut mince, et selon leurs œuvres, qui ne sont qu’encombrantes. Ni l’un ni l’autre ne fut un écrivain, non pas même un critique, ou seulement un érudit véritable ; et ils n’ont fait, sans y rien éclaircir, qu’embarrasser d’hypothèses invraisemblables ou d’imaginations romanesques l’histoire de la vie et des œuvres de Molière. Le malheur est qu’il semble aujourd’hui que cela suffise pour être sacré moliériste. Un moliériste est un érudit qui s’inquiète beaucoup plus de savoir en quelle année Molière donna des représentations à Angoulême ou à Montauban, que de comprendre Tartuffe ou le Misanthrope, et qui se soucie beaucoup moins de relire Don Juan ou l’Avare, que de courir d’étude en étude, de notaire pour y chercher au bas d’un contrat de venue ou d’un acte de mariage la signature de Molière.

Mais, tandis que les moliéristes s’acharnent à de semblables recherches, d’autres besognes, qui seraient plus pressantes, languissent, et nous ne voyons pas que personne y mette la main. Nous savons que l’on peut voir au numéro 83 de la rue Saint-Denis, à l’angle de la rue des Prêcheurs, un poteau cornier qui ressemble à celui qui jadis orna la maison natale de Molière ; mais nous n’avons point, en attendant, de biographie de Molière, une biographie qui résumerait tout ce que