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homériques se livrent volontiers à toutes les violences de leur humeur, et ces violences ne convenaient guère à l’idée qu’une époque plus éclairée se faisait de la majesté divine. Virgile, tout en conservant pour l’essentiel les vieilles divinités, a voulu les rendre ; plus graves et plus décentes ; cette tentative avait quelques dangers. Nous n’acceptons tout à fait les dieux homériques que si notre imagination consent à se transporter à l’époque d’Homère ; il faut qu’elle s’abandonne entièrement au passé, qu’elle croie y vivre, pour que la naïveté de certains détails ne la blesse pas. Mais quand nous commettons l’imprudence de la ramener au présent, elle devient plus difficile ; une fois l’illusion dissipée, les contrastes l’irritent ; les corrections que nous essayons de faire à la figure primitive, les traits nouveaux que nous lui ajoutons, font ressortir l’étrangeté du reste. Dans l’assemblée des dieux du Xe livre, quoique Jupiter soit devenu plus majestueux et plus digne, nous sommes moins tentés de le féliciter des progrès qu’il a pu faire que frappés de ce qui lui manque pour réaliser l’idéal divin. Transportés dans un milieu moins naïf, nous trouvons que les discours de Vénus et de Junon contiennent des emportemens de langage, des subtilités de raisonnement et tout un appareil de rhétorique qui nous semble fort déplacé dans l’Olympe. Il nous déplaît surtout de voir que toute cette discussion ne mène à rien. Jupiter, qui, au début, paraît si fort en colère et qui semble dire qu’il va prendre les résolutions les plus graves, finit par déclarer, au milieu de la foudre et des éclairs, et en prenant le Styx à témoin de ses paroles, qu’il ne fera rien du tout et qu’il laisse les événemens suivre leur cours : Fata viam invenient. Ce n’était pas la peine de réunir toute la cour céleste pour si peu de chose. Cette scène célèbre, qui ouvre le Xe livre d’une manière si éclatante, ne me parait donc avoir qu’un seul résultat : elle indique avec une grande solennité que nous sommes arrivés à l’une des crises principales de l’action[1].

C’est, en effet, immédiatement après l’assemblée des dieux que la fortune change de face. Turnus, espérant enlever le camp des Troyens avant qu’on vienne le secourir, a recommencé l’assaut de grand matin. Les malheureux qui ont été si maltraités la veille et n’ont guère d’espoir d’échapper « regardent tristement du haut des tours, et leurs rangs éclaircis ont peine à garnir les remparts. »

  1. Le seul résultat positif de cette assemblée de l’Olympe, c’est, dans le premier discours de Jupiter, la défense qu’il fait à tous les dieux de s’occuper de la querelle des Troyens et des Latins, et l’engagement qu’il prend, dans le dernier, de ne pas s’en mêler lui-même. Or, dans la suite, ni les dieux, ni Jupiter ne s’interdisent de prendre part, au combat. Je suis donc fort tenté de croire que ce brillant hors-d’œuvre a été composé à part et ajouté par Virgile, en sorte qu’il n’a pas eu le temps de le bien raccorder au reste.