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flûte recourbée vous appelle, vous asseoir à une table bien garnie, près d’une coupe pleine, voilà vos amours ! voilà vos travaux ! Votre joie est complète quand l’aruspice annonce que les dieux acceptent vos sacrifices, et qu’une grasse victime vous attend au fond du bois sacré. » Ces traits sont vils assurément, mais un poète moderne ne s’en serait pas contenté. Il aurait donné plus de relief et une attitude plus originale à ce peuple singulier dont un auteur ancien disait déjà que, par sa langue et sa façon de vivre, il ne ressemble à aucun autre peuple du monde. Virgile n’a pas voulu le faire, et, pour agir ainsi, il avait sans doute quelque raison. Les écrivains de l’antiquité, les historiens comme les poètes, étaient avant tout des artistes qui se préoccupaient d’abord de l’unité de leurs œuvres. Ils n’en traitaient pas les diverses parties isolément et entendaient que chacune d’elles concourût à l’impression générale ; Ils aimaient mieux adoucir certaines teintes trop éclatantes que de risquer de compromettre l’effet de l’ensemble. Nos auteurs n’ont pas tout à fait les mêmes soucis. Dans ce roman de Salammbô, où Flaubert semble s’être donné la tâche de refaire, avec des procédés réalistes, l’épopée en prose de Chateaubriand, il est amené, comme Virgile, à énumérer les divers peuples qui forment l’armée mercenaire de Carthage. Sa méthode est très simple : il ramasse partout, sans choisir, toutes les curiosités archéologiques qu’il peut trouver pour en habiller ses personnages. Il nous décrit successivement « le Grec, avec sa taille mince, l’Égyptien et ses épaules remontées, le Cantabre aux larges mollets, les Libyens barbouillés de vermillon, qui ressemblent à des statues de corail, les archers de Cappadoce, qui, avec du jus d’herbe, se peignent de larges fleurs sur le corps, etc. » Chacun de ces traits peut être piquant en lui-même, mais l’ensemble forme le tableau le plus disparate et le plus bizarre qu’on puisse imaginer. Ce n’est pas une armée, ni même une foule, c’est une mascarade. Il nous est impossible de comprendre comment des gens qu’on prend plaisir à nous montrer si différens les uns des autres ont pu concourir à une action commune, devenir l’instrument d’une seule volonté et, sous les ordres d’Annibal, vaincre les légions. Le souci de ce réalisme de détail a fait perdre à Flaubert la vérité générale ; il nous donne une série de tableaux de genre au lieu de composer, comme il en avait l’intention, une grande peinture d’histoire. C’est un défaut choquant, et quand on vient de voir le mauvais effet que produisent, chez lui, ces débauches de coloris, je crois qu’on sera moins tenté de reprocher à Virgile la sobriété de ses descriptions.

Les batailles, dans l’Enéide, sont donc traitées comme dans l’Iliade : il faut en prendre son parti. Virgile, comme Homère, fait alterner les mêlées générales et les combats singuliers ; on ne