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peut nier que ce procédé ne paraisse, à la longue, un peu monotone. Le récit des combats singuliers est quelquefois très beau : nous aurions, par exemple, grand plaisir à étudier de près, dans le Xe chant, la lutte de Turnus et de Pallas, celle d’Énée avec Lausus et Mézence ; mais on prend d’ordinaire moins de plaisir aux mêlées générales, c’est-à-dire à ces énumérations de guerriers qui tuent et qui sont tués, sans qu’on puisse toujours distinguer à quelle armée ils appartiennent :


Cœdicus Alcalhoum obtruncat, Sacrator Hydaspem,
Partheniumque Rapo…


Je fais donc grâce au lecteur de tout le détail des batailles qui se livrent autour du camp troyen. Qu’il suffise de savoir qu’à la fin du Xe chant, les Rutules sont entièrement vaincus et qu’Énée les poursuit jusqu’à Laurente, la capitale du roi Latinus, où nous allons essayer de le suivre.


VI

C’est une entreprise qui n’est pas fort aisée, car il ne reste plus rien de Laurente. On racontait que la vieille ville fondée par Faunus, où le roi Latinus résidait avec sa femme Amata et Lavinia, sa fille, au moment de l’arrivée d’Énée en Italie, avait été plus tard, abandonnée pour Lavinium, comme Lavinium le fut pour Albe et Albe pour Rome. Elle continua pourtant de vivre obscurément, pendant que Rome accomplissait ses grandes destinées ; mais elle se fit si bien oublier qu’en 565, pendant les féries latines, on négligea de lui distribuer une part des victimes, comme on le faisait pour tous les peuples de la confédération. Heureusement les dieux se souvenaient d’elle : ils témoignèrent leur mécontentement par de nombreux prodiges, et le sacrifice fut recommencé. Il est sûr qu’elle méritait plus d’égards de la part des Romains ; elle leur était restée fidèle dans une circonstance grave, au moment où la ligue latine prenait les armes contre eux, quand Lavinium même les abandonnait[1]. La guerre finie, on avait décidé, pour

  1. La conduite que tinrent en cette occasion les gens de Lavinium est racontée par Tite Live d’une manière très piquante. Ils avaient hésité longtemps entre les deux partis. Enfin ils venaient de se décider à envoyer des troupes au secours des Latins ; mais à peine les premiers soldats avaient-ils dépassé la porte qu’on apprit que les Latins avaient été vaincus. Le général, en s’empressant de faire rentrer son monde, ne put s’empêcher de dire : « Voilà un petit voyage qui nous coûtera cher : Pro paulula via magnam mercedem esse Romanis solvendam. » En effet, les Romains punirent durement Lavinium pour l’intention que la ville avait eue de leur nuire.