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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 66.djvu/792

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pédans qui lui auraient volontiers fait une loi de ne jamais s’écarter d’Homère. Il s’adressait à tout le monde ; aussi bas que les lettres pouvaient descendre, il voulait trouver des lecteurs pour qui son poème fût une œuvre vivante. Au lieu de se perdre dans le lointain des âges, où peu de personnes l’auraient suivi, et de construire à grand’peine une création d’archéologue qui n’aurait intéressé que quelques savans, il essaya de mettre sous les yeux, de ses contemporains un monde où ils pouvaient se reconnaître. Si l’on étudie avec soin ses derniers livres dans lesquels l’action se passe sur le sol italique, on verra qu’il y a presque partout introduit les usages de son pays et de son temps[1]. Ceux qui lisaient l’Enéide étaient charmés d’y retrouver des coutumes qui leur étaient familières ; ils se sentaient rapprochés de ces personnages qu’ils voyaient agir comme on agissait autour d’eux. De cette façon, le poète se trouvait atteindre cette masse profonde de lecteurs qui ne prennent intérêt qu’à ce qui les touche et qui ne se hasarderaient pas facilement dans un pays où tout leur serait nouveau. L’œuvre de Virgile n’est donc pas une de ces constructions en l’air qui flottent dans le vide. Le récit du passé y repose sur le présent et l’imagination s’appuie sur la réalité. Ces fables qui, à tout moment, prennent pied dans l’histoire donnent au lecteur l’illusion de la vérité et de la vie.

A cet avantage il s’en joignait un autre, qui n’était pas moins précieux pour Virgile. Comme Horace, son ami, comme tous les autres poètes de ce temps, il s’était fait le collaborateur d’Auguste ; il travaillait avec passion à l’affermissement de sa dynastie, à la durée de ses réformes, pensant que c’était le meilleur moyen de servir son pays. Auguste poursuivait en ce moment une entreprise difficile : il cherchait à concilier autant que possible le présent avec le passé ; il tenait à garder du gouvernement qu’il venait de détruire tout ce qui pouvait convenir au régime qu’il avait fondé. Pour sauver les institutions anciennes de la ruine dont elles étaient menacées, il était utile de montrer qu’elles dataient de loin. Chez un peuple conservateur par nature, comme les Romains, avoir existé longtemps était une raison pour exister toujours. En les vieillissant, Virgile les rendait plus vénérables et plus sacrées. C’était

  1. C’est ainsi, pour n’en citer qu’un exemple, qu’ayant d’entamer la guerre contre Énée, les Latins ouvrent solennellement le temple de Janus, et qu’ils ont soin de dresser un grand étendard, comme on le faisait à Rome sur le Capitole, dans des circonstances semblables. Ils ne manquent pas non plus de faire prêter serment à ceux qui se présentent pour prendre les armes, tandis que les nouveaux soldats, pour se donner du cœur, frappent de leurs épées sur leurs boucliers. C’est un usage qui était encore pratiqué dans l’armée romaine du temps d’Ammien Marcellin.