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ordinairement à ses vers un air plus moderne, c’est qu’il n’avait pas l’intelligence ou l’amour de l’antiquité. Parmi ses contemporains, personne ne l’a plus aimée ni mieux comprise. Non-seulement il ne lui répugnait pas de reproduire exactement les mœurs des temps homériques, mais il lui est arrivé de remonter plus haut. Il y a chez lui quelques vestiges d’un passé plus lointain que l’époque de l’Iliade. Quand Énée va visiter le roi Evandre dans sa petite bourgade du Palatin, on lui montre, sur les flancs du Janicule et du Capitole, des pans de mur renversés et des débris qui couvrent le sol : ce sont les restes de la ville de Janus et de celle de Saturne. Il y avait donc déjà des ruines du temps de la guerre de Troie ! Dans ces villes détruites vivait une génération d’hommes disparue dont Virgile nous entretient : il nous parle de cette race primitive, née du tronc des chênes et dure comme eux, qui n’avait ni mœurs ni lois ; il nous dit qu’elle ne savait ni atteler les bœufs pour cultiver les champs, ni recueillir les biens de la terre, ni songer au lendemain, qu’elle vivait au jour le jour, secouant les arbres pour en cueillir les fruits ou poursuivant les bêtes dans les forêts. Ces premiers habitans de l’Italie, nous en avons aujourd’hui retrouvé la trace. Les profondeurs du sol, les eaux des lacs, nous ont rendu leurs armes de pierre ou de bronze, leurs ustensiles de terre ou de bois, et jusqu’aux débris de leurs alimens ; mais on peut dire que Virgile, qui ne les connaissait pas, les a devinés et entrevus. Il faut voir, dans l’étude de M. Bréal sur la légende de Cacus, comme cette vieille fable a repris chez lui son air antique. Il a su la faire revivre et lui restituer son premier aspect ; « semblable à ces sources qui rendent un instant aux fleurs desséchées l’éclat et la fraîcheur, il l’a rajeunie non pas pour un moment, mais pour tous les siècles. » C’est surtout dans la courte invocation des prêtres saliens, par laquelle se termine le récit, qu’il semble avoir retrouvé le ton de la poésie des premiers âges. M. Bréal montre que rien ne peut donner une idée plus exacte des poèmes védiques que ce morceau, et qu’il ne s’y trouve pas un vers qu’on ne puisse commenter avec des centaines de vers tirés des Védas. « N’est-il pas intéressant, ajoute-t-il, de trouver dans le chef-d’œuvre de la poésie savante un fragment qui tiendrait sa place parmi les créations de la poésie la plus spontanée qui ait jamais été ? C’est le privilège du génie : il peut réveiller des échos endormis depuis des siècles. »

Il est donc certain que Virgile était capable de s’enfoncer par moment dans l’antiquité la plus reculée ; mais le dessein qu’il se proposait dans son œuvre ne lui permettait pas d’y séjourner longtemps. Souvenons-nous qu’il n’écrivait pas seulement pour le plaisir des curieux ; il avait d’autres prétentions que de satisfaire quelques