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qui a l’avantage de nous faire mieux apprécier l’art divin de Virgile. Pour ne pas sortir de la ville de Lamente et du palais de Latinus, qui nous occupent en ce moment, de combien d’élémens distincts ne se compose pas cette savante peinture ! Que d’âges différens y sont réunis ! Le palais est soutenu par des colonnes, comme un édifice romain de l’époque impériale ; mais, en même temps, il est entouré d’un bois épais, comme un dolmen druidique. Le vestibule est décoré de statues en bois de cèdre ; grave anachronisme, puisque nous savons par Varron que Rome est restée plus de deux siècles sans en élever dans ses temples. Est-il croyable qu’il y en eût à Laurente, trois cents ans avant la fondation de Rome ? Il est vrai que Virgile essaie de donner aux siennes une apparence romaine et un air antique : c’est Janus avec ses deux visages, c’est Picus en costume d’augure, le bâton recourbé à la main, comme on représentait Romulus. Sous ce costume, on est moins choqué de les voir dans la maison de Latinus. Mais voici que nous remontons bien plus haut encore : au milieu de l’atrium, à quelques pas de ces statues, on trouve ce qui a précédé les statues même dans la vénération des peuples, un de ces grands arbres qui étaient honorés comme l’image des dieux avant qu’on eût appris à donner à la divinité une figure humaine. C’est un laurier, au feuillage sacré, que tout le monde respecte, et qui cause une sorte de terreur superstitieuse à ceux qui passent sous son ombre.

La religion de Latinus est un peu comme son palais ; elle se compose de pratiques empruntées à des époques et à des contrées diverses. Quand il veut consulter l’oracle au sujet du mariage de sa fille, il s’en va près de la source albunéenne, « d’où s’exhalent des vapeurs empestées, » immole cent brebis et, couché sur leur toison, attend que, pendant la nuit, le dieu fasse savoir sa volonté. C’est un genre de divination fort célèbre chez les Grecs et dont on usait encore du temps d’Aristophane. Mais Latinus emploie aussi les plus anciens rites de la religion romaine. Il a sa fille qui le sert à l’autel, lorsqu’il sacrifie, comme la vestale sert le pontife, et c’est une voix sortie de la profondeur des forêts qui lui apprend ce qu’il doit faire, la Voix qui parle (Aius Locutius), comme l’appelaient les vieux Romains. La figure du roi parait d’abord tout à fait dessinée sur celle de Nestor ; il aime, comme lui, les vieilles histoires et les raconte volontiers. Virgile lui a pourtant donné une physionomie qui lui est propre. On sent à certains traits que c’est un Latin et qu’il régné sur cette nation « vertueuse par nature et qui n’a pas besoin que les lois la contraignent à être juste. » Son caractère a quelque chose de plus honnête, de plus doux, de plus pacifique. Ce n’est pas un despote qui se décide seul et ne prend l’avis de