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personne : il a son conseil, qu’il réunit dans les occasions graves. Ainsi fait du reste Agamemnon, qui ne manque pas non plus de consulter les chefs grecs toutes les fois qu’il faut prendre quelque décision importante. Dans ces assemblées, on parle beaucoup : les héros grecs et latins, comme ceux de nos chansons de geste, sont déjà des orateurs intarissables ; on les a élevés pour être, selon le mot d’Homère, « diseurs de paroles et faiseurs d’actions. » Il y en a, parmi eux, qui soutiennent l’autorité, d’autres qui la combattent. Celui qui représente l’opposition, dans l’Iliade, c’est Thersite. Homère, qui aime les rois, fils des dieux, a fait de ce rebelle un portrait peu flatté. « De tous les guerriers réunis sous les murs de Troie, il n’y en avait pas de plus affreux. Il était bancal et boitait d’un pied. Ses épaules relevées resserraient sa poitrine, et sur sa tête en pointe flottaient quelques cheveux épars. » Il est clair qu’un homme ainsi fait doit en vouloir de sa laideur au genre humain tout entier. Le Thersite de Virgile, Drancès, a une tout autre apparence ; c’est un homme riche, important, beau parleur, qu’on écoute volontiers et qui sait couvrir des plus beaux prétextes ses ressentimens personnels. De même que Thersite déteste Agamemnon, il est le mortel ennemi de Turnus. Les motifs qu’il a de lui en vouloir sont de ceux qui ne se pardonnent pas : il est vieux et l’autre est jeune ; on l’accuse de manquer de cœur dans les combats et, naturellement, il en veut à tous ceux qui ont la réputation d’être braves ; il possède la fortune et n’a pas la considération ; il appartient par sa mère aux plus grandes maisons, la famille de son père est inconnue. Il fait donc partie de cette catégorie de gens que nous appelons aujourd’hui des déclassés, parmi lesquels se recrutent d’ordinaire les mécontens. Je ne puis m’empêcher de trouver que ce portrait a une apparence bien moderne. On ne peut guère imaginer un personnage comme Drancès et le faire bien parler que lorsqu’on a vécu sous un régime libre, que l’on connaît, pour l’avoir éprouvé, l’importance qu’y peuvent prendre les médiocrités jalouses et les moyens dont elles se servent pour rabaisser le mérite éclatant. En créant ce type, Virgile songeait certainement aux luttes obscures et aux basses discordes dans lesquelles s’étaient usées les dernières années de la république.

On voit qu’il y a là beaucoup d’emprunts faits à des époques et à des sociétés différentes, mais on les devine plus qu’on ne les aperçoit clairement. Pour faire ressortir les nuances diverses dont est formé ce morceau, j’ai été forcé de les exagérer. En réalité, elles se fondent dans une couleur uniforme. La merveille est d’avoir su si bien les unir qu’on ait peine à les distinguer. Presque partout Virgile y a réussi, et, si l’on excepte quelques passages où le mélange est