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apparaît l’ironie de l’auteur ; sans prétention ni pédanterie elle est subtile, et, si fine qu’en soit la saveur, elle est amère autant qu’il faut. Roncerolles excuse la jalousie, écoutez par quel tour : « Comme s’il n’était pas tout naturel, quand on aime une femme, de supposer qu’elle en aime un autre ! »

Mais ces personnages grouillans et babillards, où vont-ils et par quels chemins ? Comment mènent-ils leur ronde, où feront-ils halte et pour quelle action vont-ils se concerter ? Au premier acte, ils sont dans le vestibule d’un cercle ; au troisième, devant le contrôle d’un théâtre. Soit ! cela vaut l’antichambre et la place publique où les héros d’autrefois se rencontraient. Les nôtres ici composent des tableaux où se retrouvent les mille bruits et la gesticulation de la vie dans certains coins de la grande ville. M. Zola, qui, au milieu de la préface de l’Assommoir[1], s’extasie sur la reproduction d’un cabaret, serait émerveillé par la reproduction de ce contrôle, bien autrement minutieuse et plus animée. M. Becq de Fouquières, qui vient de publier un essai philosophique sur la mise en scène[2], jugera peut-être cette exhibition indiscrète. Pour en excuser le détail, faut-il rappeler la Galerie du palais, avec son libraire, sa lingère et son mercier ? Faut-il citer Corneille qui, dans l’examen de la pièce, avoue qu’il a pris ce titre ; « parce que la promesse de ce spectacle extraordinaire et agréable pour sa naïveté, devait exciter vraisemblablement la curiosité des auditeurs ? » Même il ajouté ingénument : « Et ça été pour leur plaire plus d’une fois que j’ai fait paraître ce même spectacle à la fin du quatrième acte, où il est entièrement inutile. » Après cela, je pense que la dignité du Gymnase est sauve, et qu’on ne lui reprochera pas trop durement ce décor de revue.

Nous voici donc devant le contrôle d’un théâtre, ou plutôt du théâtre, car c’est justement celui du Gymnase, après nous être trouvés dans le vestibule d’un cercle. Que font nos bonshommes ? Ils entrent et sortent, ils passent et repassent, ils imitent le va-et-vient de la réalité. Ils échangent des propos plaisans, qui font connaître leurs conditions et leurs mœurs, mais quant à nouer, et surtout à serrer une intrigue, ils n’y pensent guère plus que nous ne pensons à former un complot, quand nous marchons par les rues, avec les promeneurs qui nous croisent. Pourtant, au premier acte, dans ces causeries à bâtons rompus, nous avons saisi par fragmens la donnée d’une pièce ; au troisième, dans les mille facettes du dialogue, nous voyons s& refléter de ci, de là, quelques souvenirs de cette donnée. Tout un ouvrage conduit de la sorte, où la suite idéale d’un fil ténu, souvent relâché ou même rompu, serait le seul lien entre les personnages les plus vivans

  1. W. Busnach, Trois Pièces ; Charpentier, éditeur.
  2. L’Art de la mise en scène, essai d’esthétique théâtrale ; Charpentier, éditeur.