Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 67.djvu/198

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
192
REVUE DES DEUX MONDES.

Chartreuse, qu’il me récita à son retour. J’avais le livre en main pour l’arrêter quand il manquerait ; cela n’arriva qu’une fois. »

Il aimait Grasset, il adorait Racine ; il ne se lassait pas de le relire, il déclamait sans cesse les plus beaux morceaux d’Athalie, de Bajazet ou de Mithridate, et tout à coup ses yeux se remplissaient de larmes. « J’y trouve toujours de nouvelles beautés, disait-il à Gatt. En lisant ce Racine, je me fais illusion sur ma situation, sur l’état de mon cœur, sur mes maux.

 
Je suis vaincu. Pompée a saisi l’avantage
D’une nuit qui laissait peu de place au courage :
Mes soldats presque nus, dans l’ombre intimidés,
Les rangs de toutes parts mal pris et mal gardés…


Quelle peinture vive et vraie de ce combat nocturne, de cette confusion, de ce désordre, de cette armée dissipée dans les horreurs de la nuit ! Que ce Racine est admirable ! » Il se figurait quelquefois qu’à force de le relire, il réussirait à faire passer dans ses Épîtres la magie, les enchantemens de ce style divin : — « Ne trouvez-vous pas dans mes vers un peu du coulant de Racine ? » — On est heureux de surprendre en flagrant délit de candeur celui qui vola la Silésie et qui sut la garder à la barbe de toute l’Europe.

Quand ils ne lisaient pas des vers, le maître et son secrétaire causaient religion, philosophie, et Frédéric s’amusait à inquiéter dans sa foi Catt le bon vivant, qui était aussi Catt le croyant. Il le raillait, le persiflait, le houspillait, lui reprochait d’être pétri de dogmatique, de raisonner en enfant, et il tâchait de lui prouver « que le christianisme était une fable lourdement ourdie. » Il lui disait : — « Tous les législateurs, pour contenir le peuple, ont imaginé des dieux et des entretiens avec les dieux. Croyez-moi, quand nous avons peur, nous imaginons des diables, des colères… La crainte fit les dieux, la force fit les rois. » Le bon Catt se défendait de son mieux ; mais il répliquait avec douceur, avec une inaltérable mansuétude ; il avait la prudence du serpent. Il ne laissait pas de faire ses réflexions ; il se disait à part lui que les rois imposent leurs opinions plus qu’ils ne les démontrent, qu’ils ne craignent pas de se contredire et n’observent pas toujours les régies de la discussion, qu’ils trichent en matière de raisonnement comme en politique, et qu’ils se fâchent tout rouge contre les ergoteurs qui s’opiniâtrent. Le roi en convenait lui-même : « Si j’avais vécu du temps des anciens sophistes, j’aurais pu disputer comme eux le pour et le contre sur toutes les matières, et je n’aurais pas entendu badinage. J’aurais crié comme un ogre quand les raisons m’auraient manqué.» Cependant, quoiqu’on ait dit de lui qu’il était un prince sans cour, sans conseil et sans culte, il n’entendait pas que son lecteur