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quatre coins de la ville. La comtesse, sa toilette terminée, ira courir les magasins suspects, où elle retrouvera son galant, à moins qu’elle n’aille consulter le sorcier en vogue. Quant au vieux monsieur, amateur de porcelaines et de bien d’autres choses encore, nous allons le revoir, lui ou l’un de ses pareils, dans une baignoire à Drury-lane. Entrons au théâtre, sur les pas de Hogarth. Nous n’apercevons qu’un coin de la scène ; en revanche, l’orchestre des musiciens, le parterre, et une partie des loges sont visibles de la place où nous sommes. Pour un moraliste comme William Hogarth, le spectacle n’est pas sur la scène, mais dans la salle. En ce moment, le parterre est en proie à un accès d’hilarité qui se manifeste chez chaque individu par des effets différens. Nous avons sous les yeux toutes les variétés physiologiques du rire : la fusée bruyante, le hoquet nerveux, le gloussement intérieur. L’un se renverse en arrière, l’autre se précipite en avant, un troisième se tient la tête ; celle du quatrième semble s’enfoncer dans sa poitrine. Ces gens ne rient pas seulement des lèvres : ils rient des yeux, du menton, du dos et des épaules ; tout rit en eux, des pieds à la tête. Il y a le rire de chaque âge, de chaque profession : le rire de la matrone et celui de la fillette, le rire du clerc et celui du portefaix. En cherchant bien, nous découvririons la nationalité des rieurs. Pour Hogarth, un Écossais, un Irlandais, un Gallois, ne doivent pas rire comme un homme du Yorkshire ou un cockney. Ce n’est pas tout : il y a le rire malin, le rire naïf, le rire bête, et même le rire lugubre, sans oublier le rire professionnel du claqueur. Tous rient, même le sourd, qui rit de voir rire les autres. Un seul spectateur ne s’est point déridé. C’est le critique, l’homme à la grande perruque, aux gros sourcils, à l’air important. Les musiciens ne rient pas non plus, les pauvres gens ! Racler les cordes d’une contrebasse ou souffler dans une trompette de cuivre pendant plusieurs heures pour quelques pence, n’est pas chose plaisante. Quant aux gentilshommes qui occupent les loges, ils ne rient pas, ils ricanent ; ce sont des personnes trop distinguées pour écouter la pièce. Ils sont vieux et laids, mais ils portent des diamans aux doigts et des dentelles au jabot. L’un d’eux palpe le bras d’une marchande d’oranges avec une douceur insidieuse ; la jeune fille se laisse faire d’un air morne : on devine qu’elle préférerait le baiser d’un chairman ou d’un costermonger à ce madrigal sans conclusion.

Que fait-on sur la scène ? Deux hommes occupent le manteau d’arlequin, tous deux affublés de costumes grotesques ; l’un dialogue avec une vendeuse de fruits, l’autre offre du tabac à une dame. Les commentateurs s’évertuent à deviner quelle pièce on joue ce soir-là : c’est une tâche digne d’eux. Ils sont capables d’arriver à leurs fins ; mais, à notre avis, Hogarth a visé bien moins une pièce