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du docteur Ferris, ancien camarade de Leslie, permet de discuter cette question délicate. Si le docteur Leslie a mené par goût ce qu’il appelle bien à tort une existence végétative, car il est non-seulement habile dans l’art de guérir, mais digne en outre du nom de penseur et de philosophe, le docteur Ferris, aventureux par tempérament, a toujours voyagé. Il a été chirurgien de marine. Partis de points tout opposés, entraînés sur des routes si différentes, les deux vieux amis sont généralement d’accord sur le fond des choses, quoique leurs querelles, chaque fois qu’ils se retrouvent, puissent faire supposer le contraire. La ressemblance de la pupille de Leslie avec un aide qu’il a eu autrefois à bord de la frégate Fortune frappe Ferris, et on découvre sans peine que ce garçon qui s’est cassé le cou par un mariage imprudent était le père de Nan. Léger, emporté au vent de ses caprices, oui,.. on pouvait lui reprocher cela ; n’importe,.. plein de talent.

— Notre monde est un bien petit monde, nous sommes tous à portée de voix les uns des autres, dit le voyageur. J’imagine que là-haut il n’y aura pas de nouvelles connaissances à faire, point d’étrangers ; on se rencontre partout si singulièrement !

Il s’informe de l’histoire de Nan Prince, ayant connu son père.

La mésalliance de ce jeune homme était de nature à irriter une famille pleine de morgue et de préjugés, mais l’opposition ne servit qu’à exaspérer son caprice ; il se repentit deux ans, fit mauvais ménage avec la belle Adeline et mourut en demandant que son corps fût rapporté à Dunport, la ville qu’habitaient tous les siens et où il n’avait pas remis les pieds depuis son mariage. Certainement chacun eut des torts. Les Prince, d’abord inexorables, consentirent, attendris par le chagrin, à faire un pas vers la jeune veuve, mais celle-ci se montra indomptée, arrogante. Déjà la consomption la minait, et son cerveau n’avait jamais été bien équilibré. On sait le reste, le degré de misère et de dégradation où elle tomba si vite, ses velléités de suicide, la revanche suprême d’amour maternel qui lui fît abandonner ce sinistre projet pour amener son enfant à des gens dignes de l’élever. Tout cela est raconté par le médecin de campagne à son ami, et une exposition aussi tardive montrera suffisamment à nos lecteurs que le roman de miss Jewett, attachant d’ailleurs par les détails, est composé sans art, ce retour sur des événemens déjà connus n’étant pas plus à sa place que ne l’étaient dès le début les lenteurs mises comme autant d’obstacles en travers de notre curiosité.

Il est facile de reconnaître chez Nan les qualités de ses ancêtres.

— Jusqu’à sept ou huit ans, dit le docteur Leslie, les enfans ne sont que des petits paquets de fatalités héréditaires ; l’individualité s’est affirmée chez celle-ci un peu plus tard que chez les autres