le défi, et son langage était aussi effrayant que ses yeux. Par la bouche de Reinsdorf, l’anarchisme allemand a déclaré à l’Allemagne entière que la fin justifie les moyens, et qu’une saine morale autorise l’assassinat quand il y va du salut de la société et du monde. À vrai dire, Reinsdorf ne perpétrait pas de sa main ses forfaits bienfaisans ; il imaginait, il concevait, il préparait, mais il n’opérait pas lui-même, il envoyait au Niederwald un enfant de vingt ans. On ne peut dire de lui « qu’il se sauvait dans l’ombre en poussant l’assassin. » Ce n’était point par lâcheté, mais par orgueil qu’il se ménageait. Il se sentait nécessaire ; c’était à lui que venaient les idées, un Rupsch lui semblait bon pour les exécuter. Le crime a ses penseurs ; il faut respecter leurs méditations et ne pas exposer aux accidens ces têtes précieuses et inventives qui travaillent pour le bonheur de l’humanité.
Natif de Pegau, le typographe Reinsdorf avait mené une existence aventureuse et vagabonde. Il était assez habile dans son métier, ne manquait pas d’instruction ; il savait le français, l’anglais, et trouvait facilement du travail. Mais il avait l’humeur inquiète et l’horreur de toutes les servitudes ; aucune place ne lui était bonne, il ne s’entendait avec aucun patron, et sa vie n’a été qu’une longue promenade. On l’a vu tour à tour à Francfort, à Naumburg, à Stettin, à Berlin, à Hanovre, à Manheim, à Fribourg-en-Brisgau, à Genève, à Paris, à Londres, à Bruxelles, à Leipzig, à Buda-Pesth, à Munich, à Nancy. Où qu’il fût, il s’enveloppait de mystère et changeait sans cesse de nom. Mais quelques précautions qu’il eût prises, il avait subi plus d’une condamnation, tantôt pour colportage de brochures interdites, tantôt pour port d’armes, prohibé, tantôt pour s’être approprié les papiers d’un autre. En sortant de prison, il recommençait à courir, et grâce à l’assistance de ses amis, il se tirait d’affaire ; il recevait des lettres et des fonds de Paris, de Londres et de New-York.
Il passait pour un homme qui ferait un jour parler de lui, qui inscrirait son nom dans les fastes de l’histoire. Il croyait lui-même à sa destinée, et si durs que fussent les temps, son courage ne se démentit jamais ; il se nourrissait de son fiel, et sa haine lui tenait chaud. Cet anarchiste haïssait de toute son âme les empereurs, les princes, les parlemens, les armées permanentes, les juges d’instruction et les agens de police ; mais il détestait encore plus les démocrates socialistes qui rêvent de transformer la société par des moyens doux, et les démocrates socialistes lui rendaient injure pour injure, menace pour menace. De toutes les haines qui peuvent travailler un cœur d’homme, aucune n’est plus violente que celle que ressentent l’un pour l’autre un possibiliste et un anarchiste. Ces frères ennemis se dénoncent quelquefois, et Reihsdonf en fit l’expérience. Une petite feuille qui compte parmi les plus avancées le recommanda un jour aux rigueurs de la police prussienne.