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roman. Pour Marivaux, nous avons fait voir qu’ayant eu, sans aucun doute, le pressentiment d’un art plus large, plus vivant, et surtout plus naturel que le sien, il n’avait pu cependant y atteindre dans sa Marianne, et peut-être encore moins dans son Paysan parvenu. C’est aujourd’hui le rôle trop oublié de Prévost que nous nous proposons de remettre en lumière, et, pour cela, d’établir que, même s’il n’était pas l’immortel auteur de Manon Lescaut, ce rôle ne laisserait pas d’être considérable.

Nous mêlerons à ce chapitre d’histoire littéraire un peu plus de biographie que nous n’avons cru le devoir faire pour Marivaux et pour Le Sage. Outre qu’en effet la vie de Prévost n’est pas le moins curieux de ses romans, — ni le moins tragiquement dénoué, s’il en faut croire la légende, — il y a lieu d’y rectifier, comme on le verra, plus d’un détail trop légèrement admis. Et puis, dans la France du XVIIIe siècle, c’est ici l’un des premiers de ceux qui, n’ayant demandé qu’à leur plume leurs moyens d’existence, ont émancipé l’homme de lettres, après bien de la peine et non sans quelques sacrifices, de la longue protection du traitant, du grand seigneur, et du prince.


I

Le 30 novembre 1728, M. Hérault, lieutenant de police, recevait la lettre suivante : « M. le Lieutenant de police est très humblement supplié par les Supérieurs Généraux de la Congrégation de Saint-Maur de faire arrêter un religieux fugitif, qui, depuis environ quinze jours, est sorti de la maison de Saint-Germain-des-Prés, sans raison et sans bref de translation qui au moins ait été signifié. Il était sorti deux fois de chez les jésuites et était chez les bénédictins depuis huit ans. Il s’appelle A. Prévost, il est d’Hesdin, fils du procureur du roi de cette ville ; c’est un homme d’une taille médiocre, blond, yeux bleus et bien fendus, teint vermeil, visage plein. Ses principales connaissances sont chez les pères jésuites de la maison professe et du collège (de Clermont). Il se promène dans Paris tous les jours impunément. C’est lui qui est auteur d’un petit roman qui a pour titre : les Aventures d’un homme de qualité, qui a fait beaucoup de bruit dans Paris à cause d’une sottise qui s’y trouve sur le grand-duc de Toscane. Il est âgé d’environ trente-cinq à trente-six ans. Il s’est vêtu en ecclésiastique. » Cette pièce importante, publiée pour la première fois, il y a tantôt cinq ans, par M. François Ravaisson, dans ses Archives de la Bastille, nous donne un portrait ou un état signalétique de Prévost plus précis qu’aucun de ceux que