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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 67.djvu/842

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singulier instinct du romanesque de l’histoire et un bonheur de choix tout à fait remarquable, Prévost a comme indiqué du doigt à Walter Scott le cadre de son Ivanhoé et à Bulwer le milieu de son Dernier des barons. Il est sans doute entendu que ces rapprochemens n’ont de valeur qu’à la condition de n’y pas appuyer. C’est ce qui me permettra d’en signaler un dernier. De même que Rousseau, et de même que Walter Scott, Chateaubriand a lu Prévost, et ne l’a pas lu vainement. J’ai rappelé dans Atala l’imitation bien connue de Manon Lescaut. J’indiquerai pour les curieux, dans Cléveland et dans le Doyen de Killerine, des accens d’une mélancolie si moderne que nul, depuis Prévost, ne devait les retrouver avant Chateaubriand ; et jusqu’à des personnages, — Cléveland lui-même, par exemple, ou le Patrice du Doyen, — dont l’âme incertaine, inquiète et farouche, n’a vraiment pris conscience d’elle-même que de nos jours, dans celle des René, des Obermann, des Bénédict. C’étaient là, comme on voit, des nouveautés durables. Il allait, en effet, suffire de les développer pour en voir sortir le roman moderne, et ainsi, après le succès de ses traductions, celui de ses imitateurs allait achever de faire oublier Prévost.


V

Nous avons peu de renseignemens sur ses dernières années et, de 1746 à 1763, peu de lettres pour suppléer à ce manque de renseignemens. Tout ce que nous savons, c’est qu’à partir de 1746, ou environ, s’il ne cessa pas d’écrire, il cessa de composer des romans, et que ses travaux de librairie l’absorbèrent tout entier. C’est alors qu’il traduisit de l’anglais la Vie de Cicéron, de Middleton, Clarisse, Grandison, les trois premiers volumes de l’Histoire d’Angleterre, de Hume, Almoran et Hamet, les Lettres de Mentor à un jeune seigneur ; et c’est alors aussi qu’il entreprit, sous les auspices du chancelier d’Aguesseau, la volumineuse collection de l’Histoire générale des voyages. Entre temps, il collaborait au Journal étranger, qu’il dirigeait même pendant près d’une année, du mois de janvier au mois de septembre 1755, et plus tard, au Journal encyclopédique de Pierre Rousseau, celui que l’on appelait le journaliste de Bouillon. On lui payait ses traductions et son Histoire des voyages à raison d’un louis d’or la feuille, somme honnête pour le temps, à ce que dit l’histoire. N’étant pas d’ailleurs de ceux qui font des dédicaces, — je n’en connais de lui qu’une seule, et elle est adressée à l’auteur des Lettres péruviennes, l’aimable et peu fortunée MME de Graffigny, — c’était à peu près son unique ressource.