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On peut calculer s’il vivait richement. Ce qui est certain, c’est qu’il n’avait pas duré longtemps dans cette petite maison de Passy, où nous l’avons vu s’installer avec « la gentille veuve, sa gouvernante, Loulou, une cuisinière et un laquais. » Vers la fin de sa vie, il fixa son séjour à Saint-Firmin, près de Chantilly, dans une maison de campagne appartenant aux Didot, devenus ses éditeurs ordinaires. M. Ambroise-Firmin Didot, qui nous l’apprend, ajoute « qu’il avait la naïveté et l’incurie d’un enfant pour tout ce qui concernait sa personne… et que, pour lui éviter l’ennui des comptes et des émotions résultant de son défaut d’ordre et de sa prodigalité, un crédit lui était ouvert chez le boucher et chez le boulanger. » Si les Didot, comme on peut le croire, déguisèrent sous ce prétexte honorable un secours qu’ils donnèrent à l’auteur de Manon Lescaut, l’histoire littéraire doit leur en être reconnaissante. J’avertis toutefois que ces détails auraient besoin d’être vérifiés de près. Que le premier biographe se soit trompé en donnant à Prévost la propriété de sa maison de Saint-Firmin, on n’en peut guère douter ; mais son extrait mortuaire la donne à une « dame Catherine Robin, veuve du sieur Claude-David de Genty, avocat en parlement, » et que devient en ce cas l’affirmation d’Ambroise-Firmin Didot ?

Ce n’est pas notre habitude d’insister sur ce genre de détails, et nous aimons plutôt d’ordinaire à les écarter. Qu’importe, en effet, que l’auteur d’un chef-d’œuvre ait vécu dans la fortune ou dans la misère, et que fait à son talent qu’il ait fini sous des lambris dorés ou dans un lit d’hôpital ? Mais, si l’on donne souvent plus d’attention qu’ils n’en mériteraient à ces petits côtés de l’histoire, j’ai pensé qu’ils pouvaient avoir ici leur intérêt, comme définissant avec exactitude la nature de nécessité qui pesa quarante ans sur Prévost. On dit négligemment que Prévost a trop écrit, et l’on a l’air de croire que s’il eût moins écrit, Manon Lescaut aurait eu son pendant. C’est mal répondre à la question, parce que c’est l’avoir mal posée. Si l’on est capable de beaucoup écrire, il faut écrire beaucoup : la fécondité littéraire ne s’aménage pas comme une coupe de bois, et, en réalité, Prévost n’a pas plus écrit que beaucoup de ses contemporains, que le marquis d’Argens, par exemple, ou que Fréron, ou que Restif de la Bretonne. De deux cents volumes qu’on lui attribue communément, il y en a bien cinquante qui ne sont que des traductions, cent qui ne sont que de modestes in-douze, et cinquante enfin dont on serait assez embarrassé de nous dire les titres. Il n’en déclarait lui-même que a plus de quarante » en 1741 ; et déjà les Mémoires d’un homme de qualité, Manon Lescaut, Cléveland, le Doyen de Killerine, les vingt volumes du Pour et Contre, l’Histoire d’une Grecque moderne, les Mémoires de M. de Montcal avaient paru.