Et dans le domaine de la volonté nous voyons se manifester de bonne heure chez Henri Lee cette opiniâtreté soudaine, ces lubies et ces suggestions perverses, que chacun de nous retrouverait dans ses propres souvenirs pour peu qu’il ait de sincérité ou de mémoire. Car il y a en chaque homme, même parmi ceux qui sont réputés les meilleurs ou les moins mauvais, un germe de malignité que la théologie fait remonter au péché originel, et que la science explique par une hérédité d’animalité primitive, de barbarie ancestrale ou de dégénérescence. Henri Lee est possédé par un mauvais démon, un kobold boudeur et ombrageux, qui fausse sa volonté et endurcit son cœur. Il aime sa mère, il est capable de dévoûment et de remords, mais ne pourrait se montrer bon et tendre dans une intimité douce. Cette fatalité d’un caractère qui pèse sur toute une vie a fort préoccupé M. Gottfried Keller ; il en a fait le sujet d’une de ses nouvelles, Pancraz der Schmoller[1].
Henri Lee, que d’inexplicables malentendus éloignent de sa mère, se transforme en amoureux sentimental quand vient l’âge de la passion ; nos caractères varient, en effet, avec les circonstances, et tel peut se montrer à la fois fils cruel et amant dévoué. Toujours flottant en ses désirs, d’une volonté toujours hésitante, Lee aime également une jeune fille et une jeune veuve, ou plutôt ce qu’il aime, c’est l’amour même : « Je pensais toujours, à Anna, et j’aimais pourtant à me trouver près de la belle Judith, car, à cet âge d’inconscience, je prenais volontiers une femme pour une autre. » La délicate figure d’Anna est esquissée d’après les modèles romantiques. Sa grâce trop frêle n’est pas faite pour vivre. Elle pâlit bientôt, la pauvre fille, et il passe près d’elle des heures silencieuses, tenant sa main fluette, tandis que les lèvres de la bien-aimée ébauchent un triste sourire. Et quand vient le printemps, elle parait encore plus pâle. C’est à peine si, par les tièdes après-midi de mai, on peut la transporter à sa fenêtre, d’où le regard plonge, à travers les lauriers roses, sur le lac argenté. Elle meurt et il la revoit étendue sur le lit funèbre :
Peu différent de ce qu’il était, mais les paupières baissées, son visage pâle semblait toujours sur le point de se colorer d’une rougeur légère, sa chevelure brillait fraîche et dorée, et ses petites mains blanches, croisées sur le vêtement blanc, tenaient entre les doigts un bouton de rose… Je vis bien tout cela, et, en une si triste circonstance, j’éprouvai une sorte de sentiment d’orgueil à voir devant moi une bien-aimée de ma jeunesse morte et si poétiquement belle…
- ↑ Die Leute von Seldwyla.