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Les heures fuyaient, et je ne pourrais dire ce que je pensai et ce que j’éprouvai. Le silence était si profond, que je croyais entendre bruire les vagues de l’éternité : la blanche jeune fille immobile était étendue là, et les fleurs diaprées du tapis semblaient croître sous la lumière douteuse. L’étoile du matin se levait, et le lac reçut son reflet. J’éteignis la lampe en l’honneur de l’étoile, afin que l’astre fût l’unique lumière de mort, puis je m’assis dans un coin obscur, et je vis la chambre s’éclaircir peu à peu. Avec le crépuscule, qui fit place aux lueurs du matin de l’or le plus pur, la trame de la vie semblait frissonner autour de la figure silencieuse, jusqu’à ce que les traits parussent très nets dans le jour brillant. Je me levai, et me tins debout, près du lit, et à mesure que ses traits s’éclairaient, je prononçai son nom doucement, comme un souffle ; un silence de mort régnait, et lorsque je touchai sa main, en hésitant, je retirai la mienne avec effroi… car la main était glacée comme une poignée de terre humide. »


La vie cruelle effacera peu à peu la poésie de ce souvenir. Le choix d’une carrière s’imposait à Henri Lee. Un goût qu’il avait pour le dessin lui fit croire qu’il était appelé à devenir un grand peintre, et il résolut de visiter cette Allemagne qui lui apparaissait, à travers ses poètes, comme un monde enchanté. Mais après quelques années d’études, il s’aperçoit qu’il a pris pour un talent des velléités de jeunesse, et qu’il n’est pas de ces artistes privilégiés auxquels un Dieu accorde d’exprimer ce qu’ils souffrent. Aimer la muse ne suffit point, il faut encore être aimé d’elle, maîtresse capricieuse, dont le dédain et les froideurs désespèrent’ et dégoûtent de vivre. Henri Lee est du nombre de ces ratés qui peuplent le monde, mais il ne s’abuse pas, comme tant d’autres, de ces flatteuses illusions de l’amour-propre qui nous cachent les bornes infranchissables de notre médiocrité. Il se croyait né pour la gloire et les œuvres supérieures : au lieu des couronnes rêvées, il ne cueille que le fruit amer de l’expérience.

A l’inquiétude d’une vocation manquée s’ajoutaient les anxiétés de la vie matérielle. Il avait non-seulement dépensé en vaines études le temps précieux de sa jeunesse, mais entamé les dernières ressources de sa mère. Celle-ci vivait dans la solitude, en proie à l’intime torture des âmes tendres qui se sentent impuissantes pour le bonheur de ceux qu’elles aiment. Sa Bible la sauve du désespoir, mais parfois, à la tombée de la nuit, elle appuie la tête sur sa main, perdue dans les noirs regrets, se reprochant d’avoir imaginé, en sa naïve tendresse, que son fils était un génie, de l’avoir abandonné, sans direction, à des caprices de dilettante, d’avoir compromis tout son avenir. Par la négligence qu’il met à lui écrire, Henri Lee achève de déchirer le cœur de la vieille femme. Il revient mais trop tard ;