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choc, un hasard heureux devenant l’événement décisif de la journée, l’audace, le sang-froid, le coup d’œil du capitaine, c’est-à-dire des qualités morales, ce qui est le moins fixe, le plus ondoyant, le moins appréciable, l’imprévu enfin : tels sont bien les derniers mots aujourd’hui de la tactique navale, de cette science qui avait naguère ses principes et, par suite, ses règles déterminées[1]. »

Cette conclusion de l’amiral Aube, en dépit de son apparence tranchante et paradoxale, n’est pas seulement la conséquence de la diversité des jugemens des tacticiens et des stratégistes, elle est la conséquence même des faits sérieusement étudiés. Du moment que pour exécuter les manœuvres les plus difficiles, que pour changer en un instant toutes les positions du combat, on n’a plus eu à compter avec la brise, personne n’a pu dire quelle était la meilleure ligne de bataille ni comment il fallait se présenter à l’ennemi. « L’avantage du vent » a cessé d’exister ; il n’y a plus que l’avantage du nombre et de la vitesse. Peu importe la manière de s’aborder, puisqu’après une première passe, un premier assaut où l’on suppose, sans en avoir d’ailleurs aucune preuve, que les vaisseaux ne feront que se frôler, la mêlée sera complète, la confusion absolue, et chacun n’aura plus à songer qu’à soi-même. Il n’existe peut-être pas deux ouvrages de tactique navale qui s’accordent sur l’ordre de bataille dans lequel une escadre doit marcher à la rencontre d’une autre escadre. Les uns préconisent la ligne de file, les autres la ligne de front, d’autres la ligne de relèvement ; les plus sincères avouent leur parfaite ignorance. Ces derniers seuls ont raison. Quelles que soient les combinaisons tactiques arrêtées à l’avance, tout combat d’escadre dégénérera très vite en une série de combats particuliers où chaque navire s’attaquera à un navire ennemi et cherchera à le couler. Il est probable que la canonnade ne sera, comme à Lissa, que le prélude de l’action. Bien que le canon soit toujours resté supérieur à la cuirasse, bien que, dans les expériences des polygones, les meilleures plaques n’aient pu résister aux coups des boulets du plus fort calibre, l’effet de l’artillerie contre un but cuirassé mobile ne saurait être décisif dans une de ces batailles générales où l’intensité de la fumée ne permet pas de frapper aisément l’adversaire aux points les plus sensibles et de lui causer un dommage irréparable. On a vu le Huascar sortir de sa lutte contre le Shah et l’Amethyst anglais sans blessures graves. « L’état du Huascar après le combat, dit un écrivain militaire, est un exemple de la dépréciation que subit l’artillerie à la mer le jour de l’action. Il y a loin, en effet, des résultats, obtenus pendant un combat à ceux qu’on

  1. Amiral Aube, l’Avenir de la marine française. Voir la Revue du 1er juillet 1874.