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observe dans les polygones… En résumé, le monitor a été atteint par soixante-dix ou quatre-vingts projectiles. Aucun projectile de 23 cm n’a perforé sa cuirasse[1]. » Et il s’agissait ici du combat d’un contre deux navires. Entre escadres à peu près égales, les résultats seraient moins importuns encore. A l’abordage d’autrefois, succéderaient des tentatives de choc d’un cuirassé contre un cuirassé. On ne saurait dire quel serait le résultat de chacun de ces duels séparés, dont l’ensemble formerait la bataille de même que les combats d’Homère sont composés d’une multitude d’assauts singuliers, sans lien apparent les uns avec les autres. Le mérite des capitaines, bien plus encore que la supériorité des armes, en déciderait. Tantôt, ainsi qu’il arrive souvent dans les collisions de paquebots, deux cuirassés qui choqueront leurs lourdes masses crouleront ensemble et s’abîmeront du même coup dans les flots, tantôt un seul d’entre eux sombrera, mais il est à peu près certain qu’en enfonçant son éperon dans la coque de son adversaire, lancé à toute vapeur, celui qui ne périra pas subira les avaries les plus graves, comme il arrive aussi dans les abordages de paquebots, où le vaisseau qui frappe l’autre perd presque toujours son avant, et comme il est arrivé, exemple plus frappant encore, dans l’abordage du Kronprinz et du Friedrich-der-Grosse, où le vaisseau abordeur ne dut son salut qu’au voisinage immédiat d’un port de guerre anglais, qui lui offrit un refuge et les moyens du guérir sa large blessure. Le vainqueur restera désemparé, incapable d’évoluer, dépourvu de vitesse, à la merci du plus faible adversaire prêt à fondre sur lui. L’escadre la plus nombreuse sera donc sûre du succès définitif. Si elle a pris la précaution de tenir en réserve quelques-uns de ses cuirassés pendant que les autres auront été se mesurer contre l’ennemi, aurait-elle eu le désavantage dans la première lutte, il lui suffira de lancer cette réserve sur le champ de bataille pour écraser les débris sanglans du vainqueur. Le nombre décidera de tout, « Soyez nombreux » sera la seule leçon de la tactique navale, qu’on ne pourra pas appeler, comme autrefois, une science, puisqu’elle « ne quittera plus désormais, suivant l’expression d’un tacticien, son caractère spéculatif et ne ressemblera pas à ces rameaux du savoir humain qui sont fondés sur des dogmes précis et sur des règles déterminées[2]. »

Mais si l’auteur que nous venons de citer parlait jadis au futur, ne parlerait-il pas au présent dès l’heure actuelle ? N’est-il pas

  1. Revue maritime, 1881, des Opérations de guerre maritime récentes.
  2. Lieutenant Semechkin, aide de-camp de l’amiral Boutakof, Lectures sur la tactique.