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contrôleurs généraux, en partie publiée par M. Boislisle et dont M. George Picot a fait ici même une analyse intéressante. Cette correspondance est un monument de la sollicitude avec laquelle l’administration si calomniée de l’ancien régime s’efforçait de parer aux misères des temps. Mais que ces misères ne fussent que trop réelles, il est impossible de le contester lorsqu’on lit, par exemple, dans une lettre de l’intendant de Limoges, du 12 janvier 1692 : « Vous serez sans doute surpris d’apprendre qu’après avoir examiné l’état des paroisses du Limousin avec toute l’exactitude imaginable, j’ai trouvé plus de soixante et dix mille personnes des deux sexes qui se trouvent réduites à mendier leur pain avant le mois de mars, vivant dès à présent d’un reste de châtaignes à demi pourries. » L’intendant de Moulins estimait, de son côté, à vingt-six mille le nombre des personnes réduites à la mendicité dans sa généralité, sans compter les pauvres honteux. « La plus grande partie d’entre eux, ajoute-t-il, sont contraints d’arracher des racines de fougères, les faire sécher au four et piler pour leur nourriture, d’autres à faire du pain d’avoine pied de mouche, qui n’est pas suffisant pour les nourrir ; ce qui leur cause une si grande faiblesse qu’ils en meurent. » — « À l’égard de la Basse-Auvergne, qui est la Limagne (la Limagne) ! écrivait également l’intendant de Riom, on m’informe de beaucoup d’endroits que l’on y trouve des gens que leur pauvreté fait mourir de faim. »

Ainsi quantité de gens mouraient de faim en plein siècle de Louis XIV, et cela non point à l’époque des revers et de l’invasion, mais à l’époque de la grandeur encore intacte. Ce terrible fléau de la famine a été la terreur de tous les administrateurs de l’ancien régime. J’ai trouvé dans les papiers de M. Necker la preuve des préoccupations incessantes que lui causait, pendant la durée de ses deux ministères, l’approvisionnement on grains de la capitale, et M. Taine n’hésite pas à attribuer en partie la révolution française aux trois années de disette qui l’ont précédée. Que faut-il conclure de ces contradictions entre documens et témoignages également dignes de foi ? Une seule chose, je crois : c’est que la condition du paysan était autrefois singulièrement précaire et que dans les périodes de crise malheureusement trop fréquentes il tombait bien au-dessous de ce minimum de bien-être qui semble lui être assuré de nos jours. Ces vicissitudes sont-elles imputables à quelque vice inhérent à l’ancien régime, aux crimes des rois ou aux erreurs de leur politique ? En aucune façon. Elles sont le fait de l’état général de la civilisation à cette époque et de l’insuffisance des moyens de communication qui, laissant non-seulement chaque peuple mais chaque province à ses propres ressources, les livrait tantôt aux angoisses