Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 68.djvu/306

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

garantir pendant de longs siècles à ceux qui en faisaient partie tous les avantages du monopole et tous ceux de l’assistance mutuelle. La surveillance qu’elle exerçait, tant au point de vue du travail qu’à celui de l’honorabilité, constituait pour ses membres un frein utile et pour le public une garantie sérieuse. L’esprit religieux qui régnait chez tous les artisans comme dans les autres classes de la société engendrait le plus beau de ses fruits, la charité, et la vie intérieure des corporations offre par là un contraste reposant avec la rudesse des temps au milieu desquels elles florissaient. Mais n’est-ce pas tomber un peu dans le roman que de représenter ces corporations comme les filles de l’église, grandissant sous son aile et à son ombre ? La vérité est que l’église demeura d’abord tout à fait étrangère au mouvement d’où sortirent les corporations. Ce mouvement était né du désir très légitime des artisans de défendre leurs intérêts et de chercher un point d’appui dans l’assistance mutuelle. « Les gens d’une même profession, dit très bien M. Levasseur, avaient dû éprouver de bonne heure le désir de s’unir. Groupés d’ordinaire dans la même rue ou dans le même quartier, ils avaient pu facilement s’entendre, se rendre quelques services réciproques et, au lieu de se faire les uns aux autres une concurrence que leur faiblesse aurait rendue désastreuse pour tous, ils préférèrent se coaliser contre leurs ennemis communs. »

La corporation naquit en effet du mobile parfaitement légitime de l’intérêt professionnel et nullement du sentiment charitable ou religieux. Le sentiment religieux s’y mêla par la suite comme il se mêlait alors, comme il tendra toujours à se mêler à tous les actes de la vie de l’homme. Chaque corporation eut bientôt sa confrérie (institution distincte qu’il ne faut pas confondre avec la corporation elle-même), son saint et sa bannière. Mais il fallut longtemps pour désarmer la méfiance avec laquelle le clergé avait vu naître et grandir ces associations, précisément parce qu’elles s’étaient formées en dehors de lui. Les engagemens solennels qu’on y prenait, les sermens qu’on y prêtait, les pratiques souvent mystérieuses qui accompagnaient les réceptions excitaient ses appréhensions, qui, dans certaines provinces, se traduisirent même par des prohibitions sévères. « Il y a, disait en 1189 le concile de Rouen, des clercs et des laïques, qui forment des associations pour se secourir mutuellement dans toute espèce d’affaires, et spécialement dans leur négoce, portant une peine contre ceux qui s’opposent à leurs statuts. La sainte Écriture a en horreur de pareilles associations ou confréries de personnes laïques ou ecclésiastiques, parce qu’en y entrant on s’expose à des parjures. Nous défendons donc qu’on fasse de semblables associations ou qu’on observe celles qui auraient été faites. » Ces prohibitions