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qualité de la lumière. Nous ne parlons pas, cela s’entend, des scènes qui se passent dans la nuit, comme la Mort de Valentin, l’Evêque de Liège, Lady Macbeth. Là, les mystérieuses pénombres étaient trop naturellement indiquées pour qu’on puisse faire un mérite à Delacroix d’y avoir songé.

Le mouvement qui donne la vie, le geste qui autant que la physionomie donne l’expression, sont encore pour Delacroix deux puissans élèmens dramatiques. Il a la véhémence et la furie du mouvement, l’éloquence extraordinaire du geste. Il y met le pathétique, la tragédie, la passion. Comme Marguerite se tord le bras devant Valentin à l’agonie ! Comme Ophélie se laisse aller doucement au fil de l’eau, abandonnant sans résistance la branche de saule qui la soutient ! Avec quel mépris Hamlet repousse du pied le cadavre de Polonius ! Avec quelle brutalité sauvage Médée serre contre sa poitrine ses enfans condamnés par elle ! Quel paroxysme de désespoir marque la Vierge de la Pietà, les deux bras étendus en croix ! Quelle mâle fureur anime ce soldat de la Bataille de Poitiers, qui, sa lance brisée, frappe des deux mains avec les deux tronçons ! Et l’Apollon tirant de l’arc du haut de son char de feu, les anges châtiant Héliodore, les pirates enlevant une jeune fille sont-ils assez dans l’action ? Et les remous menaçans de la foule, les frémissemens de l’émeute dans le Boissy d’Anglas, l’impétuosité de la charge, l’ardente ivresse du corps à corps dans le Pont de Taillebourg ! Le damné qui s’accroche des dents à la barque de Dante est d’une invention géniale. L’esquisse de la Flagellation atteint au ton magnifiquement familier de Bossuet ! .. « On le veut lier, il présente les mains ; on le veut souffleter, il tend les joues ; frapper à coups de bâton, il tend le dos. On l’abandonne aux valets et aux soldats, et il s’abandonne encore plus lui-même… Il présente sa face aux crachats de cette canaille… Il faut lui mettre une couronne d’épines : il la reçoit : elle ne tient pas assez ; il faut l’enfoncera coups de bâton. « Frappez, voilà la tête. » — Bossuet a oublié le coup de pied. Delacroix y a pensé. — Au demeurant, pour la puissance du mouvement et l’expression tragique du geste, il faudrait citer presque toutes les œuvres d’Eugène Delacroix, depuis ses grandes pages décoratives comme l’Apollon, l’Attila, l’Héliodore, le Saint Michel, jusqu’à ces plus petits tableaux de chevalet, comme les Faust, les Hamlet, les chasses aux lions, les fantasias de Marocains, les chevaux se battant dans une écurie, les chocs de cavaliers arabes. Oh ! les chevaux, les chevaux de Delacroix ! Il aimait à répéter : « Si vous n’êtes pas assez habile pour faire le croquis d’un homme qui se jette par la fenêtre pendant le temps qu’il met à tomber du quatrième étage sur le sol, vous ne pourrez jamais produire de grandes machines. » Lui était « assez habile » pour saisir dans son mouvement et fixer sur la toile un cheval galopant à une vitesse de train-éclair. Les