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tamaris, où les sangliers cherchent refuge, ont été bien battus en tous sens, on songe au retour. On charge sur des mulets les dix ou douze sangliers abattus dans la journée et qui vont figurer sur les tables des mess d’officiers de Gibraltar ; on recouple les sloughis et l’on rentre, à petite allure, à Tanger.


Tanger, le 20 janvier.

Une des fenêtres de mon appartement regarde le cimetière arabe, étage en pente douce sur une des collines qui dominent Tanger.

Les lombes sont disséminées sans ordre au milieu des figuiers, des cyprès, des palmiers nains et des aloès, et derrière une touffe d’oliviers apparaît la coupole ogivale de la kouba dédiée à Si-Mohammed-el-Hadji, patron de Tanger.

Il n’est presque pas de jour où, de la ville, ne monte lentement un cortège funèbre : précédé d’ulémas et suivi des parens et amis, tous psalmodiant un chant traînant et monotone, le mort est porté sur une civière découverte, et le suaire léger qui l’enveloppe dessine les formes du corps.

Tous les vendredis, les femmes viennent là et restent, pendant des heures entières, assises sur les tombeaux ; elles demeurent immobiles, sans verser une larme, sans prononcer une parole, plongées dans une sorte de torpeur. Leurs longs haïcks blancs leur donnent, à l’heure où le soleil couchant jette ses derniers rayons sur les tombes, l’aspect de fantômes accroupis pour garder les morts. Les autres jours de la semaine, le cimetière est un lieu de passage ; les mulets et les chevaux le traversent en tous sens et, parfois, on les voit s’enfoncer dans la terre trop fraîchement remuée d’une tombe. C’est encore un lieu de promenade ; on vient s’y asseoir et causer, y dormir, y aspirer la fumée enivrante du hachich, tandis que des femmes y étalent du linge au soleil. Il en est ainsi, du reste, dans tous les pays musulmans : la vie et la mort n’y sont pas séparées, comme chez nous, et cette continuation de la vie active au lieu même où reposent ceux qui ne sont plus n’exclut nullement le sentiment du respect qu’on porte à leur mémoire et n’implique aucune idée de sacrilège ou de profanation. L’Orient d’ailleurs a toujours eu de la mort une tout autre conception que les races chrétiennes ; jamais il n’en a fait grimacer le spectre hideux, jamais peintre ou artiste musulman ne s’est figuré Azraël, l’ange impassible du koran, sous les traits du squelette à l’ossature décharnée, au rictus sinistre qu’Albert Durer fait chevaucher derrière son cavalier mélancolique, ou que le vieux peintre de Bâle a évoqué dans sa ronde funèbre.