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question nationale a été en jeu. Le général O’Donnel s’était déjà emparé de Tétuan et marchait sur Tanger, quand brusquement il reçut l’ordre de s’arrêter et de traiter avec l’ennemi en déroute Que s’était-il passé ? — Le représentant de l’Angleterre à Madrid s’était présenté au ministère des affaires étrangères et, d’ordre de son gouvernement, avait remis une déclaration simple et catégorique. Il y était dit : 1° qu’aux yeux du cabinet britannique une occupation de Tanger par l’Espagne était absolument incompatible avec la sécurité de Gibraltar et que les troupes espagnoles devaient, en conséquence, renoncer à y entrer, — et 2° que le gouvernement espagnol était invité à acquitter dans le plus bref délai une dette de plusieurs millions, contractée d’ancienne date envers l’Angleterre, et dont celle-ci avait depuis longtemps paru elle-même oublier l’existence.

En cette occasion, les lignes de la politique suivie par le gouvernement de la Grande-Bretagne à l’égard du Maroc se sont nettement dessinées, et il n’y a pas lieu de croire qu’à l’heure actuelle il en ait modifié le tracé : son but est, aujourd’hui encore, de maintenir libre à son profit le détroit qui unit la Méditerranée à l’océan et il considère qu’il n’en serait plus maître le jour où l’Espagne, où quelque autre nation, s’établirait sur la côte africaine en face des canons de Gibraltar. C’est dans cette vue qu’il s’est fait depuis plus de quarante ans le protecteur du sultan du Maroc, le garant de l’intégrité de ses états. Certes, personne moins que lui ne se fait illusion sur l’état d’irrémédiable décadence où est tombé l’ancien empire des chérifs et sur l’impuissance de la domination arabe à l’en jamais relever ; mais il a contribué plus que personne à le maintenir dans sa barbarie, à l’isoler de la civilisation, à le défendre contre toute ingérence européenne, à élever pour ainsi dire entre les nations civilisées et lui une barrière infranchissable. L’Angleterre est si fermement convaincue de la vérité de ces principes qu’elle les applique jusqu’en leurs dernières conséquences, et le Maroc offre l’exemple unique au monde d’un pays où les sujets britanniques ne reçoivent de leur gouvernement qu’une insuffisante protection. À ce prix, le cabinet de Saint-James est sûr d’être tout-puissant à la cour chérifienne, d’y être tenu pour le seul allié fidèle du sultan et d’y battre victorieusement en brèche les influences étrangères.

Au point de vue pittoresque et artistique, ne faut-il pas s’estimer heureux que la politique de l’Angleterre au Maroc soit jalouse, mesquine et intéressée ? Un coin de terre nous est ainsi conservé avec la physionomie originale d’une civilisation partout ailleurs disparue avec toute la poésie et tout le charme d’un passé lointain.