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C’est un plaisir de voir nos chevaux et nos mulets, qui n’avaient pour se désaltérer en route qu’un peu de l’eau terreuse des puits, boire avidement cette eau claire et froide, s’y plonger voluptueusement, puis se rouler sur l’herbe et la brouter avec bruit. Les chameaux, moins pressés, toujours solennels dans leurs mouvemens, s’agenouillent gravement au bord du ruisseau, arrondissent leur dos, allongent leur cou et boivent à si longs traits qu’ils en perdent la respiration et que, lorsqu’ils relèvent la tête, un souffle haletant, précipité, leur fait battre les flancs.

Aussitôt après le dîner, harassés de fatigue, nous nous sommes jetés sur nos lits. Vers onze heures du soir, on nous réveille : trois kaïds sont là, accourus de Maroc, pour nous porter la bienvenue au nom du sultan leur maître. A la lueur de deux lanternes, on les introduit sous notre tente. Ils sont en grand costume ; de très larges turbans leur ceignent la tête ; l’un est vêtu de bleu, l’autre de jaune, le troisième porte une djillab orange ; tous trois ont du sang nègre dans les veines, les lèvres fortes, le teint presque noir. Pendant qu’ils nous récitent leurs complimens. voici que dans la lumière blafarde qui les éclaire, je revois un tableau d’un très vieux maître allemand de l’école de Cologne, qui m’avait frappé autrefois : les trois rois mages, coiffés de turbans, richement vêtus, apportent à Nazareth les présens, la myrrhe et l’encens ; une lumière d’or pâle les enveloppe ; leurs robes chamarrées s’allongent en plis droits jusqu’à leurs pieds, et dans la physionomie du vieux kaïd, qui nous salue en ce moment, dans la raideur de ses gestes, je retrouve l’expression naïve et la rigidité archaïque du peintre rhénan.

Le lendemain matin, à sept heures, nous franchissons le pont d’EI-Kantara dont les quinze arches ogivales relient les deux rives de l’Oued-Tensift. Au milieu de la forêt de palmiers, une escorte d’honneur, envoyée au-devant de nous, nous attend pour notre entrée à Maroc. Ce sont d’abord les trois kaïds qui sont venus nous saluer la veille, puis une foule d’officiers du sultan, des soldats de la garde noire, des cavaliers de toute provenance. J’ai là sous les yeux un luxe inouï d’étoffes et de soieries, de broderies cousues sur les selles, de pièces d’or et d’argent appliquées sur toutes les parties du harnachement, d’armes anciennes, de beaux chevaux. Cela fait un assemblage harmonieux de toutes les couleurs, du rose sur du bleu argenté, de l’orange à côté du violet, du jaune citron sur du vert émeraude, du jaune feuille-morte sur du vert très pâle. Et ce tableau baigné de lumière, placé dans le cadre merveilleux de cette forêt de palmiers à travers laquelle la ville de Maroc et l’Atlas blanc de neige apparaissent au loin, est d’un effet si éblouissant que lion se sent pris de pitié pour les spectacles mesquins et décolorés des pays septentrionaux.