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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/147

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la trace s’était perdue et on la prit pour sa fille. Molière épousa cette jeune fille ; il épousa donc la fille de son ancienne maîtresse ; à cette fille, les moins mal informés ou les plus indulgens attribuèrent comme père M. de Modène, les plus haineux ou les plus légers Molière lui-même. Suppositions et confusions inévitables ; la nature des choses devait les provoquer, sans parler de cette jalousie qui s’attaque toujours aux personnes en vue et qui cherche fiévreusement où se prendre. De là les propos de Montfleury et de Boulanger de Chalussay, de Guichard et de l’auteur de la Fameuse comédienne. Enfin, les apparences semblaient si bien autoriser ces propos que les indifférens comme Racine, les amis même de Molière, comme Boileau, ne craignaient pas de les répéter, l’un avec un sourire d’ironie froide, l’autre sans doute avec un regret. Et la légende allait son train, prenant corps et force, d’autant plus que Molière gardait le silence. On l’a dit de nos jours : il ne protestait pas, donc il se semait coupable. Comme si le silence n’était pas la seule réponse digne à de certaines accusations, comme si Molière avait le moyen de saisir l’insaisissable, c’est-à-dire des rumeurs vagues, colportées à voix basse et dont l’écho seul lui arrivait ! La seule mesure qu’il pouvait prendre, c’était de poursuivre Élomire hypocondre, et l’on a vu qu’il le fit supprimer.


V.

Nous n’avons pas à accompagner Molière et ses camarades dans toutes les étapes de leurs voyages à travers la province. Il suffira de dégager ce qui regarde Madeleine Béjart des renseignemens trop rares que l’on a sur cette longue odyssée. Peut-être, au début, le chef nominal de la troupe était-il le Dufresne que l’on voit figurer plus tard en cette qualité dans plusieurs pièces officielles, vieux routier qui avait dirigé antérieurement une autre « bande » de campagne, et dont l’expérience dut être fort utile aux sociétaires novices de l’Illustre Théâtre. Mais l’inspiration et la conduite venaient certainement de Molière, qui, à Paris, était déjà le conseil de ses camarades. S’il ne prenait pas le titre de son emploi, c’était peut-être pour sauvegarder les recettes, en raison des dettes qu’il laissait à Paris. À côté de Dufresne, guide, fourrier, représentant officiel devant les autorités, de Molière, directeur de la scène, — si la solennité de cette appellation moderne permet de l’appliquer à des tréteaux volans, — Madeleine s’occupe de la partie matérielle. Les décors de la troupe lui appartiennent ; c’est elle qui perçoit les recettes et règle les dépenses, tout au moins pour Molière et les trois autres Béjart. Or ils sont à eux cinq le noyau persistant d’une association qui, très élastique selon l’usage des troupes de province à cette époque,