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les quatre départemens de la rive gauche du Rhin; cette indication nous donne la date du portrait, au lendemain de la paix de Lunéville, en 1801. C’est le moment où ce génie prend son plus grand vol, où tout est sagesse et succès dans son effort; le moment aussi de la beauté parfaite pour le masque changeant de cette âme, l’heure où il offre à l’admiration des sculpteurs et des peintres, suivant le mot du poète, « ses yeux éternels dans sa face impériale de marbre. » Il me semble que Gros a légèrement amolli le marbre, je voudrais à son portrait un peu plus de décision et de dureté. C’est l’année des Napoléons mous; je ne parle que pour mémoire de celui de Greuze, évanoui dans une ombre blonde ; de celui de Robert Lefèvre, noyé dans une graisse jaune. Quant à la colossale apothéose de M. Ingres, qui rutile au sommet de l’escalier d’honneur, ce qu’il y faut le moins chercher, c’est le spectre de l’empereur, perdu sous des flots de pourpre et d’or. Néanmoins cette décoration a son prix; pour une fois et bien à son insu, M. Ingres a fait œuvre de fantaisie romantique ; son Napoléon n’est pas un portrait, c’est un symbole oriental. L’idole hiératique, ensevelie sous les attributs de sa majesté, pourrait figurer l’autocrator dans quelque fresque à Ravenne ou à Byzance, et, plus loin encore dans l’espace et dans le temps, la chimère surhumaine d’un Nabuchodonosor. Ce césar fou de pouvoir trône dans son empyrée; la famille du roi de Naples est à sa droite ; son grand juge, le comte Molé, attend ses ordres à sa gauche; en face de lui, deux de ses officiers montent la garde, Legrand et Regnault de Saint-Jean-d’Angely, plus grands que nature, eux aussi; sous les regards du dieu, on a placé à tout hasard Mlle Georges, pour désennuyer sa grandeur en cas de besoin.

J’aimais mieux les portraits d’il y a deux ans, surtout la silhouette d’aigle esquissée par David. Celui-là avait compris qu’il fallait un relief vigoureux pour faire apparaître l’essence même de cette nature, son caractère plastique. Car c’est la qualité rare et souveraine des deux grands génies frères qui dominent notre siècle, Bonaparte et Goethe ; ils sont plastiques. Il faut que leurs conceptions idéales, leurs fantaisies et leurs rêves prennent immédiatement vie dans des formes arrêtées ; ils ne laissent rien flotter dans l’air, ils ont le sens et l’amour de la création. Je suis persuadé que Goethe eût été un très grand souverain, législateur, initiateur de progrès et d’industries, sinon conquérant. Bonaparte, quarante ans plus tôt, eût été philosophe, savant et poète, mais toujours traduisant ses idées en faits. Nul homme n’eut jamais autant de droits à usurper le bel éloge que les Suppliantes d’Eschyle décernent à Jupiter : ἔργον ὡς ἔπος, sa parole est action.

Savez-vous où il faut chercher la vraie figure de Napoléon, cette