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quelques portraits de Delacroix ; nul n’ignore que c’est la partie la moins personnelle de son œuvre. Delaroche est à peine représenté; Ary Scheffer l’est moins fortement qu’il y a deux ans; il ne donne bien la note du temps que dans le travesti de Mlle Fauveau, déguisée en homme sous sa blouse de sculpteur. C’est le coin des travestis; voilà George Sand habillée en femme, et une joyeuse mascarade où Eugène Lami a réuni autour du comte d’Orsay les dandys de 1840. De tous ces peintres, Horace Vernet est celui qui fait la meilleure figure, avec le beau portrait du comte Molé ; l’éclat de la simarre n’éteint pas la tête pâle et fine du chancelier. Cependant nous devrions quitter cette salle sans y avoir découvert la perle rare, si Flandrin, devançant un peu son époque, n’avait apporté ici sa Jeune fille à l’œillet ; son chef-d’œuvre, le tableau que les plus grands artistes ne font qu’une fois. Regardez-la longtemps, cette enfant ; sa beauté intime n’est pas bruyante, elle se replie et veut qu’on la pénètre, fleur qui se referme au grand jour pour retenir son parfum. Sentez-vous l’harmonie mystérieuse entre les reflets changeans de ce regard et ceux de la robe irisée, qui semble teinte dans l’eau des étangs frissonnans à l’aurore ? Ce regard, il me remet dans la mémoire la délicieuse page des Reisebilder: « Dans les yeux de la belle dame habitait l’âme de la petite Véronique... «Il y a ainsi des yeux faits de beaucoup d’âmes mortes: il a fallu des milliers de ces âmes pour allumer ceux de la Joconde; toute proportion gardée, il en est entré beaucoup, et des plus douces, dans les yeux de la Jeune fille à l’œillet.

Je crains qu’on ne s’attarde pas dans la petite salle qui suit et qui prépare la transition à celle des vivans; c’est l’époque des nébuleuses, l’époque de Lucrèce, je veux dire celle de Ponsard; et l’on a fait alors du Ponsard même en peinture. Les belles dames de Winterhalter, les cavaliers d’Alfred de Dreux, les modèles de Chassériau, de Cogniet et de Couture, vêtus de draps lugubres et mal coupés, tout ce monde ne peut plus nous passionner; l’intérêt ne saurait où se prendre sur ces murs, si les toiles de Ricard n’étaient venues s’y rassembler, du droit de la mort. On reverra avec plaisir une partie de l’œuvre de cet excellent peintre; il plaît par sa distinction native, il la communique à tous ceux qu’il touche de son pinceau, même aux plus réfractaires à cette qualité. Les portraits de MM. Troplong et de Pracomtal suffiraient pour assurer à Ricard une royauté facile, dans la compagnie qui l’entoure. Saluons Théophile Gautier, peint par Bonnegrâce. Le lion est déjà vieux, ce n’est plus le temps où il défiait la bise des neiges de mordre sa poitrine, sur les sommets de la sierra de Grenade :


... Sans gravier ni toux ma poitrine profonde
Aspire à pleins poumons l’air du ciel, l’air de Dieu.