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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/242

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où il expliquait naturellement le combat du 30 mars par l’attitude agressive des Afghans. Le gouvernement anglais, à son tour, a demandé un rapport à son général, sir Peters Lumsden, qui ne manque pas de contredire Komarof, qui déclare que les Afghans ont été des modèles de patience, qu’ils se sont laissé attaquer, que le général russe a seul la responsabilité de l’agression, qu’il a le premier pris des positions offensives et ouvert le feu. En d’autres termes, tout ce que dit Komarof, Lumsden le déclare inexact, contraire à la vérité des faits. Le danger était justement de provoquer, de mettre trop crûment au jour ces contradictions, qui étaient inévitables. Il est bien clair que le gouvernement anglais s’engageait dans la voie la plus périlleuse en mettant directement en cause la sincérité, la bonne foi, et, jusqu’à un certain point, l’honneur des chefs militaires russes, en demandant une enquête ou un arbitrage qui, dans sa pensée, ne pouvait être que le procès des généraux du tsar. Éveiller les susceptibilités militaires de la Russie, c’était compliquer et envenimer la question, et c’est ainsi que, par une confusion malheureuse, on est arrivé rapidement au point où l’on est aujourd’hui. M. Gladstone, en s’expliquant ces jours derniers sur le crédit de 11 millions de livres sterling qu’il demande au parlement pour le Soudan, et surtout pour ce qu’il appelle des « préparatifs spéciaux, » n’a pas déguisé la gravité de la situation; il l’a peut-être exagérée en mettant plus d’insistance que de prudence dans quelques-unes de ses déclarations. Le chef du cabinet de la reine ne prétend pas, sans doute, que tous les moyens diplomatiques soient épuisés, il se flatte même que la sagesse et la raison prévaudront encore ; il en dit cependant assez pour mettre sérieusement en jeu l’honneur de la Russie et de ses généraux, et ce discours arrivant à Pétersbourg peut certes exciter des susceptibilités et provoquer des représailles : de telle façon qu’on touche réellement à ce point extrême au-delà duquel il n’y a plus que la guerre.

L’Angleterre ne se dissimule pas à elle-même l’extrémité où elle est arrivée. Elle sent, elle comprend virilement, avec plus de résignation que de passion toutefois, qu’elle peut être réduite à accepter cette redoutable lutte comme une nécessité de la position qui lui a été créée en Asie. L’Angleterre est sans doute assez puissante pour sauvegarder, par ses propres forces, son honneur et ses intérêts partout où ils sont menacés. Elle pourrait pourtant se demander si par toute sa politique depuis longtemps elle n’a pas contribué elle-même à créer ou à laisser grandir les dangers contre lesquels elle a aujourd’hui à se défendre ; lorsqu’il y a quinze ans elle se réfugiait dans une inaction volontaire et se lavait les mains du malheur des autres, elle ne tardait pas à recueillir le fruit amer de son égoïsme ; dès le lendemain elle était obligée de subir la révision du traité de Paris, et c’est surtout depuis cette