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ans à l’un de ses cousins, à propos d’un sot mariage que sa famille le croyait au moment de faire et dont son cousin avait entrepris de le détourner. Swift le rassure en lui expliquant que la personne en question est au moins la vingtième avec qui il a donné lieu à des bruits de cette nature. Il reconnaît qu’il a tort de laisser croire au public qu’il a des intentions sérieuses, tandis qu’il ne veut que s’amuser, mais il ajoute qu’il se soucie plus de son plaisir « que du blâme d’un tas de pauvres imbéciles. » Il termine en déclarant que, pour ce qui est du mariage en général, il le remettra probablement « à l’autre monde. » Ces détails étaient indispensables ; sans eux, tout un côté de la conduite de Swift demeurerait incompréhensible.

Il est indispensable aussi d’insister sur un autre point où les documens contredisent absolument la légende. On a représenté Swift comme un hypocondriaque, aigri dès l’enfance par la pauvreté et le mépris, le cœur gonflé de haine et de colère, d’où le choix qu’il fit tout d’abord, pour ses écrits, du genre satirique et agressif. Nous verrons tout à l’heure qu’il eut au moins une autre raison pour ce choix. Quant au caractère, il faut faire deux parts dans la vie de Swift. La première, qui s’étend jusqu’aux environs de la cinquantième année et la seule dont nous ayons à nous occuper pour l’instant, montre qu’on peut être pamphlétaire terrible et avoir le caractère gai. Swift était gai, très gai ; il ne cesse de le répéter et d’en donner des preuves. En 1712, dans un moment où il avait de fortes raisons de se plaindre, il écrit à Stella : — « Si je n’étais pas naturellement gai, je serais très mécontent de mille choses. » — « Laissons ce sujet, dit-il dans une autre lettre ; cela me donnerait le spleen et c’est une maladie pour laquelle je n’étais pas né. » Dans la jolie pièce de vers sur sa mort, écrite pourtant en 1731, à soixante-quatre ans et après ses grands chagrins, il dit de lui-même : « Il fut gai jusqu’à son dernier jour. » Le ton général de sa correspondance est loin d’être triste, et il était recherché des joyeuses compagnies avec un empressement qui ne donne pas à penser qu’il les affligeât par une mine abattue et des propos de misanthrope. On sait, au contraire, qu’il y était étincelant, avec la pointe de moquerie légère qui plaît aux femmes et une philosophie point du tout amère. « Monsieur, demandait-il un jour à un campagnard, vous souvenez-vous d’avoir vu du beau temps? — Oui, monsieur, répliqua le campagnard étonné ; grâce à Dieu, j’ai vu beaucoup de beau temps. — Pas moi, repartit Swift ; je ne me rappelle pas avoir vu un temps qui ne fût trop chaud ou trop froid, trop humide ou trop sec ; mais de quelque façon que Dieu arrange les choses, à la fin de l’année tout est très bien. » On croirait entendre Candide, et nous sommes loin du pessimisme du Voyage au pays des Houyhnhnms.