Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/340

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

En sorte que, sans la bienheureuse vapeur que « le monde appelle folie, le monde serait privé de ces deux grandes bénédictions, les conquêtes et les systèmes. »

L’enthousiasme est manifestement engendré par un afflux de la même vapeur dangereuse, et un héros ne se distingue d’un fou que par l’à-propos, dû au hasard, avec lequel il a exécuté ses actions extravagantes. Curtius saute dans un gouffre et est proclamé le sauveur de sa patrie; Empédocle saute dans un autre gouffre et garde la réputation d’un insensé. Le jour où l’on aura appris à diriger et à utiliser les variétés de frénésie qui doublent la force des muscles ou qui ajoutent de la vigueur et de la vie au cerveau, il n’y aura plus de fous et l’on pourra ouvrir les portes de Bedlam. Pour arriver à ce résultat, Swift propose de nommer des commissaires qui iront inspecter les maisons d’aliénés et examineront à quoi chaque pensionnaire est propre. Le forcené qui blasphème, mord et écume sera nommé sur-le-champ colonel de dragons et expédié à l’armée. Le bavard, qui bredouille sans cesse ni trêve des discours dépourvus de sens, sera mis dans un fiacre et conduit au tribunal, où on l’assoira sur un siège déjuge. Ce fou à la mine importante et affairée, qui sait l’art difficile de se mordre les doigts à propos et qui vous demande un sou en vous promettant une chanson, fera un excellent courtisan ; c’est pitié de laisser perdre ses talens dans un cabanon. Cet autre, qui vit dans les ténèbres et qui voit tout, sera une recrue précieuse pour une congrégation.

Plus loin, Swift expose une théorie qu’on retrouve chez un grand écrivain russe de notre siècle. D’après Swift, l’homme supérieur n’est pas assujetti aux contraintes qui, dans notre état social, pèsent sur le commun. Il possède, de par sa supériorité, un droit naturel de prendre tout ce qu’il estime lui être dû, et ce droit grandit avec son mérite. De là les conquérans, de là ce que nous appelons les grands hommes et les héros. C’est tout à fait la théorie de Raskolnikof, le héros de Dostoïevski, qui divise l’espèce humaine en deux catégories, les hommes ordinaires et les hommes extraordinaires, les premiers ayant pour fonctions de reproduire la race et pour devoir d’obéir, les derniers élevés au-dessus des lois et de la morale et autorisés à verser le sang à flots pour conquérir le titre de bienfaiteurs de l’humanité. Raskolnikof termine sa tirade par ce cri : « Vive la guerre éternelle ! » Swift intitule son chapitre : De la nature, de l’utilité et de la nécessité des guerres et des querelles. Des deux parts, c’est la négation d’une loi morale commandant même au génie.

On aura remarqué au passage plusieurs autres idées qui ont fait depuis Swift leur chemin dans le monde. La théorie de l’influence des milieux est tout entière dans le passage où Swift montre les