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partagent son étonnement et son indignation. Il leur paraît, comme à lui, de la dernière injustice, que ni les whigs, ni les tories ne l’aient admis à l’épiscopat. Les admirateurs de Pantagruel ne se sont pas encore avisés de s’indigner qu’on n’ait pas nommé Rabelais archevêque de Paris : ceux de Swift sont plus exigeans.


III.

Il n’avait pas encore ces hautes visées quand il quitta Moor-Park après la mort de Temple (1699). Son ambition n’allait alors qu’à obtenir la prébende promise par le roi Guillaume, et il prit dans ce dessein la route de Londres. Déçu dans son espoir, il accepta de suivre au château de Dublin, en qualité de chapelain, lord Berkeley, l’un des grands juges de l’Irlande. La séduction qu’il exerçait sur les femmes le servit dans cette nouvelle situation. Il devint en un tour de main l’enfant gâté de la bonne lady Berkeley et de ses trois filles. Elles lui passaient tout : son langage aussi peu ecclésiastique que possible ; son lampon sanglant contre leur père et époux, qui ne lui avait pas fait obtenir certain doyenné ; ses pétulances et son persiflage. C’était un étrange chapelain, mais il était si joli, si aimable, il avait tant d’esprit et de gaîté, il les amusait tant par son entrain intarissable, ses calembours, que les connaisseurs déclaraient admirables, ses vers pour toutes les circonstances de la vie : le moyen de lui tenir rigueur? Un jour, ennuyé de faire des lectures pieuses à lady Berkeley, il lui coula une méditation religieuse de sa façon, intitulée Méditation sur un manche à balai. On y voyait, en style dévot, le triste destin d’une branche verte et vigoureuse, réduite à l’état de manche à balai. « Et en voyant ces choses, je soupirai, et je dis au dedans de moi : Sûrement l’homme est un manche à balai! » En effet, l’intempérance transforme un homme en un tronc desséché : belle leçon dont lady Berkeley fut si frappée qu’elle l’allait répétant à ses visiteurs. Quand le tour se découvrit, elle en pensa mourir de rire. « Voilà comme il est! s’écriait-elle avec admiration; ce polisson-là ne respecte rien. » Swift n’était pas fat, il n’était que franc lorsqu’il écrivait dans les Résolutions pour quand je serai vieux, datées de cette même année 1699, cette ligne qui en dit si long : « Ne pas me vanter de mon ancienne beauté, ou de mon ancienne vigueur, ou de mon ancienne faveur auprès des dames. »

Au bout de quelques mois, il obtint par les Berkeley plusieurs petites places ecclésiastiques, au nombre desquelles était la cure de Laracor, à environ vingt milles de Dublin. Il n’en conserva pas moins ses fonctions de chapelain du château, grâce auxquelles il accompagnait les Berkeley dans leurs fréquens voyages à Londres.