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griefs dans ma tête et formant des projets de vengeance : j’en suis encore plein (j’ai déjà pris quelques notes). » Le 30 du même mois, le ministère whig, ébranlé depuis longtemps, étant tombé, Swift écrit avec la même franchise : « Il est bon d’entendre tous les whigs avouer, en se lamentant, que j’ai été bien mal traité ; mais je ne fais pas attention à ce qu’ils disent. On a déjà parlé de moi à Harley[1] comme d’un mécontent... et j’espère être bien traité par lui. Les tories me disent tout sec qu’il dépend de moi de faire ma fortune. » Je ne sais ce qu’en pensera le lecteur, mais j’aime, pour ma part, cette simplicité. J’aime mieux qu’on soit un peu impudent que de chercher à m’en faire accroire, et je veux du bien à Swift d’avouer « tout sec » qu’il n’y a que les sots qui ne changent pas.

Le grain n’était pas tombé dans une terre stérile. Un ministre qui sait son métier ouvre les bras à l’adversaire qui demande à se rallier, surtout si l’adversaire a du talent. Le 4 octobre, Swift vit en particulier le chancelier Harley, qui le reçut « avec tout le respect et la bonté imaginables. » Apparemment on se sépara content l’un de l’autre, car, dès le soir même, Swift portait chez l’imprimeur un libelle, qu’il tenait tout prêt, contre l’un des chefs whigs. Un mois après il était en pleine bataille, rédigeant à lui seul le journal ministériel l’Examiner.


IV.

Nous sommes au point culminant de la carrière de Swift. Le séjour à Londres, commencé au mois de septembre 1710 et prolongé jusqu’en juin 1713, fut triomphant, la manie d’évêché mise à part. Il eut tous les succès, excepté un. Son crédit ne fut limité que sur un point : l’avancement personnel. Du reste, l’ami des ministres, le favori des duchesses, caressé, adulé, redouté, héros d’un beau roman, et, pour jouir de toute cette gloire, un apogée de beauté, un visage d’homme prospère, épanoui par un « beau double menton à fossettes. » L’expression mauvaise et dure viendra bientôt, elle n’est pas encore venue; il n’y a pas de place pour elle sur la face du journaliste heureux dont la plume remue l’Angleterre et dont les belles dames se disputent les attentions, heureuses quand il daigne les appeler coquines ou impudentes, pâmées de bonheur quand il les traite de petites souillons. Insolent, il l’est; mais comment ne le serait-il pas, gâté de cette sorte?

Ses idées, ses impressions, ses façons d’être, ses habitudes de

  1. Robert Harley, comte d’Oxford en 1711, l’un des chefs du nouveau ministère tory.