vie et ses goûts nous sont connus dans le dernier détail pour cette période importante. Les documens abondent. Nous avons d’abord son œuvre de journaliste, la collection des puissans articles de l’Examiner, les pamphlets, libelles, et essais. L’œuvre est merveilleuse. Swift y pense en homme d’état et il y développe sa pensée avec tant de clarté, de bon sens, de verve, une ironie si mordante, que le dernier crocheteur de Londres comprenait et était entraîné. Le style est simple, net, cinglant. Jamais peut-être on n’a conduit une polémique avec autant d’intelligence du tempérament des foules, autant de souplesse d’invention et de vigueur d’exécution. Notez que les modèles étaient rares. La presse britannique était presque naissante ; le premier journal quotidien de l’Angleterre avait paru en 1702. L’Examiner était hebdomadaire, ce qui doublait la difficulté; tous les journalistes savent combien il est malaisé de diriger l’opinion avec un seul article par semaine. Swift fut supérieur et, je crois, unique. Cela dit, nous ne demanderons à ses écrits politiques que de nous renseigner sur son caractère et sur la nature de son esprit. Il est intéressant pour un homme du métier d’étudier l’opuscule la Conduite des alliés, qui retourna le pays enragé contre la France et rendit possible la paix d’Utrecht. Pour le lecteur ordinaire, les plus beaux chefs-d’œuvre du journalisme se refroidissent vite. On ne les comprend qu’au prix d’une étude historique qui fatigue.
Nous avons pour ces mêmes années les fameuses Lettres connues sous le nom de : Journal à Stella, parce qu’en effet elles furent écrites en forme de journal. C’est un babillage où Swift mêle la politique aux affaires de ménage, les bêtises de son domestique aux conférences avec les ministres, le prix du charbon aux dîners chez les grands seigneurs. Le ton varie selon ce qui lui passe par la tête. Sérieux dans les sujets sérieux, il devient enjoué et presque enfant lorsqu’il s’agit d’amuser Stella, de la consoler de leur séparation et de lui faire prendre patience. Un matin, il commence :
— « Qu’est-ce qu’il y a en haut de mon papier? Est-ce du tabac? Je ne me rappelais pas avoir bavé. Seigneur ! j’ai rêvé de Stella la nuit dernière. C’était tout embrouillé. » Il raconte son rêve, interrompt sa lettre et la reprend le soir. Il a été ici, puis là, il a rencontré telle personne et dîné avec telle autre; on lui a remis un paquet de Stella, mais il n’a pas voulu l’ouvrir en public. « Et, à présent, je viens de me coucher et je vais ouvrir votre petite lettre : et Dieu fasse que je trouve ma chérie bien portante, et heureuse, et gaie, et aimant son pauvre vieux coquin ! Oh ! je ne vais pas l’ouvrir tout de suite ! Si, je le veux ! Non, je ne le veux pas, — je suis décidé, — je ne peux pas attendre d’être au bas de ma page. Que faire? Les doigts me démangent; je l’ai dans ma main gauche et je vais l’ouvrir tout de suite. Je la tiens et je fais craquer le cachet, et je