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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/348

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ne peux pas me figurer ce qu’il y a dedans… Bon ! voilà la lettre de la chère. »

Il n’a pas moins de naturel quand il raconte ses entrevues avec ses deux nouveaux et grands amis, Harley et Saint-John, les ministres tories. Ces derniers sont trop connus pour qu’il soit nécessaire de s’y arrêter. Saint-John, vicomte de Bolingbroke en juillet 1712, a été justement comparé à Alcibiade, soit pour les talens, soit pour les scrupules, soit pour la carrière, et cette comparaison dit tout. Harley, un peu moins brillant, était aussi plus honnête. Tous deux étaient rompus aux intrigues et habiles au maniement des hommes. La manière dont ils s’y prirent avec Swift est de la bonne comédie.

On sait déjà le début. Le chancelier de l’échiquier, voyant pour la première fois le docteur Swift, curé de village en Irlande, se confond en marques de respect. En même temps, il laisse échapper des signes de l’inclination que la vue du docteur a tout de suite et irrésistiblement éveillée en son âme. A la seconde visite, ce n’est plus de l’inclination, c’est un goût vif, assaisonné d’une confiance et d’une estime merveilleuses, dont les preuves paraissent à l’instant. Une négociation importante, confiée à Swift par le clergé irlandais, n’avançait pas ; Harley en fait son affaire personnelle ; ils boivent ensemble pendant deux heures, ils causent tête-à-tête pendant deux autres heures, Harley l’appelle familièrement : « Jonathan, » et Swift écrit le soir à Stella, avec un cri de joie et d’orgueil, cette ligne, qui est un trésor parce qu’elle trahit l’homme : « Il savait mon nom de baptême ! » Harley sent qu’il réussit et redouble. Il défend à Swift de venir à ses levers, « parce que ce n’est pas la place des amis. » C’est dans l’intimité qu’il veut l’avoir, à table, afin de causer ensemble, à cœur ouvert, des affaires de l’état. Saint-John raconte à Swift « qu’Harley se plaint de ne rien savoir lui cacher. » Rien ; pas même qu’il était le seul homme dont le ministère eût peur, et que, par conséquent, il pouvait dicter ses conditions. Swift n’abusera pas de cette parole imprudente. Il est bien aise que cela se sache, afin « d’apprendre à ces coquins de whigs » comment on traite un homme de sa sorte. Il n’est pas fâché non plus d’entendre dire au chancelier qu’on modifie certaines formalités de l’affaire d’Irlande à seule fin « de les rendre plus respectueuses pour lui ; » car enfin « il est dur de voir ces grands hommes (les ministres) le traiter comme leur supérieur, tandis que ces faquins d’Irlande le regardent à peine, » mais il est déjà trop attaché de cœur à Harley et à Saint-John pour leur marchander ses services. Il n’a jamais rencontré leurs pareils pour apprécier les belles choses. L’autre jour, après dîner, on s’est mis à parler d’un libelle en vers de sa façon, anonyme, et dont « personne, dans la ville, ne sait qu’il est l’auteur. » Harley ne pouvait se lasser d’admirer