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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/354

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personnel, il doit s’attendre à rencontrer chez ceux qui l’emploient d’autres sceptiques qui ne se croient pas astreints à la reconnaissance. Harley et Bolingbroke louaient les vers de Swift et l’invitaient à dîner; du reste, ils le payaient en monnaie de singe.

Il fallut bien finir par s’apercevoir qu’il tirait les marrons du feu. Swift se décida à montrer les dents. Il avertit qu’il n’imprimerait plus rien qu’on ne lui eût donné une place. L’avis n’ayant rien produit, son cœur se serra de découragement et d’amertume. Faisant taire l’orgueil blessé, il réduit ses prétentions à un doyenné. C’est encore trop pour lui ; les trois doyennés vacans sont donnés et son nom ne figure pas sur la liste. Tristement, et non sans dignité, il charge un ami commun de dire au premier ministre qu’il ne lui en veut que de ne pas l’avoir prévenu qu’il n’aurait rien ; pour lui, il va partir sur-le-champ pour l’Irlande, car il ne peut plus rester à Londres avec honneur. Le cabinet s’exécute enfin. Quelques membres voudraient aller jusqu’à donner Windsor, dont le doyenné est libre. C’est décidément trop. Swift aura Saint-Patrick, à Dublin, parmi ces Irlandais exécrés où il s’est toujours senti en exil et où il retourne comme dans une geôle, « race servile, nourrie dans la folie, qui, plus on la maltraite, plus elle rampe[1]. » Il dut se contenter de ce maigre salaire et, comme si l’humiliation n’était pas encore assez profonde, il dut se remuer et faire, la rage dans l’âme, des démarches, pour que ce misérable Saint-Patrick ne lui échappât point. Le 25 avril 1713, sa nomination est enfin signée. La nouvelle s’en répand vite, les gens s’empressent à complimenter le nouveau doyen, qui n’a pas la force d’avaler ce dernier calice et s’enfuit. De la route, il écrit un billet d’adieu, amical, mais laconique, à Vanessa. Elle riposte par des lettres enflammées, qui se succèdent à courts intervalles. Évidemment, elle sera moins facile à évincer que les autres. Tous les malheurs sont tombés sur Swift à la fois.


VI.

Si nous avions entrepris d’écrire une étude complète sur Swift, il nous resterait encore la moitié de notre tâche, et la plus ardue. Nous aurions à raconter son retour à Londres au bout de quelques mois et comment il employa sa plume à servir ses rancunes personnelles; sa retraite définitive en Irlande à la chute des tories (1714) ; sa rentrée en scène, en 1720, en qualité de patriote et d’agitateur irlandais et sans cesser de haïr et de mépriser l’Irlande ; l’éclat de sa campagne et le retentissement des Lettres d’un drapier (1724) ; sa

  1. On the death of Dr. Swift.