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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/355

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popularité en Irlande ; ses dernières visites à Londres ; les négociations avec les whigs et leur insuccès ; les dernières polémiques terminées par les troubles cérébraux qui le terrassèrent en 1736 et ne le quittèrent plus. Mais les mêmes raisons qui nous ont détourné d’engager le lecteur, à la suite de Swift journaliste, dans les questions de la politique anglaise sous la reine Anne, subsistent, et plus fortes encore lorsqu’il s’agit du dédale des griefs et des affaires de l’Irlande. Ce sont là matières pour les gros in-8o. D’ailleurs un sujet plus vivant nous appelle, un spectacle tragique et pitoyable, auquel nous ne pouvons refuser notre compassion, bien que nous y voyions distinctement le doigt de cette puissance nommée la justice des choses, qui guette l’homme à chacun des tournans de la vie. Un beau génie est venu au monde obscurci sur un seul point : le sens moral ; il a échappé pendant quarante-cinq ans aux conséquences de ses fautes; et, au moment où l’impunité lui semblait acquise, ses actions équivoques vont retomber sur lui comme des braises ardentes, jusqu’à ce qu’il soit abîmé dans la démence et l’idiotie.

L’expiation fut cruelle. Swift revenait en Irlande suffoqué de honte, de surprise et de rage d’avoir été traité par les tories comme un outil devenu inutile. L’un de ses amis le comparait à un homme assommé. Lui-même écrivait à Vanessa : « J’ai cru, en arrivant, que j’allais mourir de vexation, et j’ai été terriblement triste pendant qu’on m’installait; mais cela commence à passer et à se transformer en abrutissement. » Pendant les trente-deux ans qui lui restent à vivre ou à végéter, il aura, selon son expression énergique, les sensations « d’un rat empoisonné qui crève dans son trou. » S’être posé devant la foule en géant d’orgueil et d’ambition, avoir la conscience de sa supériorité et de sa force et aboutir à être doyen de Saint-Patrick, avec un clocheton de briques à construire pour but de toute son existence : il y avait de quoi submerger dans le fiel les bons sentimens qui avaient résisté aux envahissemens d’un moi formidable. Swift devint haineux ; il se plut dans l’injure et se délecta dans la vengeance; il eut un esprit chagrin et prit en aversion l’humanité entière; il fut dur, avare, égoïste : il serait haïssable s’il n’était malheureux.

Sa réunion avec Stella ne le consola point et fut bientôt une source d’ennuis de plus. Divers passages du Journal avaient donné à penser à son amie qu’à son retour il fermerait enfin la bouche aux médisans. Swift, qui songeait moins que jamais à se marier, réinstalla au contraire les choses sur l’ancien pied, sans s’inquiéter de l’amère déception qu’il causait. La douce Stella tomba dans la langueur, sa santé se ruina et ses beaux cheveux noirs blanchirent. Un événement inattendu vint combler la mesure. Vanessa, la blonde Hollandaise au visage d’enfant, poursuivait Swift depuis