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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/361

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Swift avait été cruellement déçu par la vie. Il était juste qu’il fit expier à la race humaine, en la traînant dans l’ordure, le crime de ne pas l’avoir nommé évêque. Si la gloire pouvait fermer certaines blessures, il aurait été soulagé, sinon guéri ; le succès de Gulliver fut aussi retentissant qu’il a été durable. Mais rien ne pouvait contre l’espèce d’empoisonnement moral qui avait inondé de fiel jusqu’aux derniers recoins de son âme. Insensiblement, le vide se fit autour de lui. Ses amis le quittèrent, rebutés par son âpreté, ses caprices et ses colères. Le mal qui le guettait depuis sa première jeunesse, avait éclaté et amenait des accidens du côté du cerveau. Il perdait la mémoire, son intelligence s’obscurcissait et il sentait son déclin. « Depuis bien des mois, écrivait-il le 2 février 1838 à un ami, je suis l’ombre de l’ombre de l’ombre, etc., du docteur Swift. L’âge, les étourdissemens, la surdité, la perte de la mémoire, la rage, la haine profonde contre les personnes et les choses, — je n’en ai pas dit le vingtième. — I nunc et versus tecum meditare canoros.» Dans les mois qui suivirent cette lettre, la sénilité fit de rapides progrès et l’irritabilité devint folie. On fut obligé de placer des gardiens auprès de lui, de peur d’accident. Au mois de septembre 1742, à la suite d’une tumeur sur l’œil, il tomba dans l’idiotie et perdit à peu près la parole. Il mourut le 19 octobre 1745, à l’âge de soixante-dix-huit ans. Il avait lui-même composé son épitaphe. On y lit ces mots : «... Sœva indignatio ulterius cor lacerare nequit. » Il léguait sa fortune pour bâtir un hôpital de fous et d’idiots.

Tel fut cet homme terrible, d’un génie si beau, d’un naturel si malfaisant pour lui-même et dont l’histoire pourrait porter en épigraphe les mots qu’il appliquait à la vie humaine en général : « une tragédie ridicule. » La tragédie est dans cette flamme de passion et d’orgueil qui l’a dévoré et, finalement, consumé; dans ces désirs immenses de places, de pouvoir, d’honneurs, qui lui firent quitter tout ménagement ; dans ce besoin insatiable de troubler et de dominer les femmes qui l’a conduit à de méchantes actions; dans la chute profonde où aboutit un vol glorieux et qui semblait assuré; dans la sœva indignatio qui ravagea son âme à la suite de cette chute et la dessécha ; enfin, dans le délire de haine, puis l’imbécillité des dernières années. Le ridicule est dans les causes qui le menèrent à sa perte ; dans l’entêtement, étant ce qu’il était, à vouloir être évêque ; dans la naïveté à prendre au sérieux les caresses des partis auxquels il se donnait successivement; dans la manie de galanterie qui l’engageait dans des intrigues sans dignité; dans l’étonnement où le jetait toujours l’égoïsme des autres ; dans sa fureur quand il tombait dans ses propres filets.

Insolent, impétueux, l’esprit aigu et étincelant, l’orgueil surhumain,