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l’imagination plus forte que haute, il avait la conduite raide et facilement cruelle. Sa sensibilité venait des nerfs. Serviable par largeur d’intelligence plutôt que par bonté, bon pourtant à ses heures et à sa manière très capable de dévoûment ; aimable, gai, charmant avant que les déceptions l’eussent assombri et aigri ; plein de sens quand il n’était pas en cause et jusqu’à la limite de ses partis-pris, qui étaient invincibles; éloquent et spirituel, abondant en saillies et aussi en brusqueries, délicieux quand il voulait plaire, impitoyable pour qui le blessait même involontairement, et, alors, patient et féroce dans ses vengeances, sachant attendre vingt ans pour punir une offense et égorgeant un homme pour une raillerie ; ami sûr jusqu’au jour où il lui convenait de rompre; ennemi redoutable; cœur violent comme tout le reste, n’aimant ni ne haïssant à demi ; ayant su inspirer deux amours immortels, les ayant partagés autant qu’il était en lui et s’en étant servi pour faire souffrir : il a manqué à Swift, pour remplir son mérite, le don qui est aux facultés humaines ce que la chaleur est à la terre, le principe qui vivifie et fructifie : la nature, si généreuse envers lui, ne lui avait pas donné la sympathie. Il en est dépourvu à un degré rare. Son ironie ne recouvre aucune tendresse secrète pour la société qu’il châtie. Ses sorties bourrues ne sont jamais les expédiens d’une émotion qui se dissimule. Au temps de son crédit, il protège les écrivains parce qu’il aime les lettres, qu’il est obligeant et que le métier de Mécène ne déplaît pas à sa vanité; attaqué par eux, il emploie son crédit à les faire arrêter et condamner. Quand il défend l’Irlande contre ses oppresseurs, c’est parce que sa haute intelligence blâme l’injustice, mais son cœur ne s’amollit pas envers les opprimés. L’absence de sympathie dessèche les meilleures parties de lui-même. Elle l’a rendu odieux à beaucoup, dans son propre pays et parmi les admirateurs sincères de son génie. Le vieux Johnson, l’un de ses premiers biographes, lui rendait justice, mais ne l’aimait ni ne l’estimait. Thackeray, qui lui reconnaît un « génie immense, » comprend qu’on ne veuille pas lui donner la main. Nous ne serons pas aussi sévère : nous tiendrons compte à un grand esprit, qui avait perdu la bataille de la vie, des effets pernicieux de la souffrance sur l’âme humaine; beaucoup d’entre nous, qu’on ne s’y trompe pas, ne sont bons que parce qu’ils sont heureux. Nous donnerons la main au doyen de Saint-Patrick, mais nous ferons un détour pour ne pas le rencontrer; avec lui, c’est le plus sûr.


ARVEDE BARINE.