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« Qu’auriez-vous fait de moi, demandais-je un jour à Bachi-Serdar, si j’étais venu au milieu de vous il y a quatre ans? — Tu aurais été une bonne prise, me répondit-il fort tranquillement, car on aurait beaucoup payé pour ta rançon. » J’emporte comme précieux souvenir de ce pays la chaîne et le carcan dont se servait Bachi-Serdar dans ses expéditions. « Prends-les, m’a-t-il dit; les beaux temps sont passés, Bachi-Serdar n’est plus un guerrier; s’il doit faire usage de ses armes, ce sera au service du tsar, qui nous a défendu de faire des prisonniers. » Je note ici que le Turcoman a accepté entièrement la domination russe. Il dit à ce propos : « Nous avons combattu le khan de Khiva, l’émir de Boukhara, le shah de Perse ; nous sommes sortis victorieux de tous les combats; encore aujourd’hui, quoique bien réduits, nous enlèverions Téhéran si on nous laissait faire. Quant au Russe, il a pris trois ans avec ses canons pour nous soumettre ; nous ne pouvons oublier qu’il a tué nos pères et nos plus braves guerriers ; mais nous le servirons honnêtement, car nous le respectons comme un vainqueur brave et loyal. L’Anglais, pendant douze ans, nous a poussés à la lutte et nous a tout promis ; il n’a rien tenu; celui-là, nous le détestons. » Mais le grand nombre des femmes et l’inaction des hommes ont produit un mauvais effet sur la population mâle ; les. vieillards voient avec tristesse les fâcheux effets de l’eau-de-vie et de l’opium, qui, inconnus avant la conquête, commencent déjà à faire des victimes. « Si nos vainqueurs ne sont pas plus sévères à cet égard, d’ici à quelques années les Turcomans auront oublié leur ancienne honnêteté, me dit Bachi-Serdar ; jadis il n’y avait pas de voleurs parmi nous ; si cela continue de la sorte, Tekké et voleur sera la même chose. »

Les Turcomans sont des joueurs d’échecs hors ligne : si vous voyez quelque part un rassemblement d’hommes, vous pouvez être sûr qu’il s’agit d’une partie d’échecs. Accroupis par terre, l’échiquier devant eux, deux champions sont aux prises ; les spectateurs s’associent à la partie en pariant un ou deux krans (monnaie persane valant un franc); pour l’un ou l’autre joueur, les enjeux s’élèvent parfois à des sommes respectables, car il y a des parties auxquelles on vient assister de très loin, suivant la force des joueurs. A chaque beau coup, tout l’auditoire applaudit; les cris et l’allégresse sont à leur comble quand un coup décisif est joué. C’est au jeu seul que j’ai vu le Tekké démentir cet imperturbable sang-froid qui fait de lui une exception, même en Asie.

Entre Ghéok-Tépé et Askabad, l’oasis atteint sa plus grande largeur; c’est une suite ininterrompue de villages fortifiés, au milieu des champs, protégés par des tours rondes, qui servent de refuge aux cultivateurs en cas d’alerte. Le reste de l’année, les tentes suivant