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les troupeaux dans leurs pâturages, soit autour des puits dans le désert, soit dans les montagnes, il ne vient plus dans ces forts que quelques hommes qui se relèvent à tour de rôle pour entretenir les ariks et pourvoir à la distribution des eaux sur les champs. Les Tekkés ne travaillent guère. Jadis les esclaves qu’ils enlevaient en Perse cultivaient leurs terrains. Ils doivent à ces esclaves les plantations d’arbres fruitiers et surtout de vigne qu’on voit en grande quantité dans les environs d’Askabad. Aujourd’hui c’est à leurs femmes qu’incombe cette besogne.

Dans l’Akhal comme dans le Miankal (l’oasis du Zeravchan), l’eau fait la richesse du cultivateur; nous y retrouvons également les arikaksakals (inspecteurs des canaux), connus ici sous le nom de mirab. Ils surveillent la distribution de l’eau et nomment les travailleurs. Les Tekkés seuls, dans cette oasis, possèdent l’eau, qu’ils vendent ou louent parfois pour une partie de la récolte. La longue chaîne de montagnes arides qui longe l’Akhal au sud présente cette particularité qu’il n’y existe pas de ruisseaux dans les vallées, la formation des couches et la porosité des roches laissant filtrer intérieurement les eaux jusqu’au bas de ces montagnes. C’est en creusant à leur pied des puits, souvent d’une profondeur de 25 mètres et distans les uns des autres de trente à cinquante pas, qu’on rencontre des sources qui, l’assemblées dans des canaux souterrains en maçonnerie, hauts de 2 mètres, aboutissent dans la plaine à une certaine distance où elles alimentent les ariks.

Dans la soirée de notre cinquième journée de marche depuis Kizil-Arvat, nous voyons se dessiner dans la plaine, devant nous, la colonie russe d’Askabad ; avec son petit fort, son église et ses maisons blanches à la russe, c’est propre et gai. Sortie de terre en trois années, cette ville improvisée prend déjà un aspect coquet. Une double lignée de boutiques forme une large rue où s’étalent les produits de l’Occident, parmi lesquels les liqueurs et l’eau-de-vie tiennent la première place ; quant aux marchands, ce sont des Arméniens arrivés comme cantiniers à la suite de l’armée; ils ont gagné gros, lors de la conquête, quand les soldats russes troquaient des poignées de bijoux tekkés, ou d’admirables tapis, contre une bouteille de vodka. Mais si le temps n’est plus où le simple troupier maniait l’argent au pond, ils se rattrapent sur les malheureux que la nécessité pousse sous leurs fourches caudines. Un artiste capillaire, appelé pour me débarrasser d’une chevelure exorbitante poussée dans le désert et qui me donnait l’apparence d’un sauvage, me demanda 5 roubles pour cette opération ; faisant l’office de tailleur en même temps, il me fit, pour réparations très urgentes à ma toilette, une note dont le montant eût en Europe payé le plus beau costume de Pool.