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pacifique de Merv, — il trouva néanmoins le temps de me montrer ses trésors et de faire avec moi de la photographie. J’ai assisté aux premiers succès obtenus par la pointe en avant du détachement qui a passé la frontière de Baba-Dourma et déterminé l’envoi de la grande députation de Merv à Askabad ; mais il m’a été donné de jouir d’un coup d’œil bien autrement intéressant. Je dînais tranquillement ce jour-là chez le chef de l’escadron indigène, le lieutenant Lopatinski ; nous venions de vider quelques bouteilles d’excellent vin de Kakhétie, venant du Caucase, quand son ordonnance, un Tcherkesse, vint lui annoncer l’arrivée de 40 cavaliers indigènes de son escadron, ramenant les koul (esclaves) de Merv. Un curieux spectacle nous attendait : devant la demeure du lieutenant était rangé le peloton arrivé de l’oasis, choisi parmi les plus hardis cavaliers : ces hommes, montés sur leurs chevaux, faisaient plaisir à voir dans le costume pittoresque du pays, armés en guerre et couverts de la poussière de la longue route qu’ils venaient de parcourir. Dix-sept d’entre eux portaient en croupe des êtres humains, hâves et décharnés, au regard effaré ; il y avait des enfans et des femmes dans le nombre. Nous avions devant nous les derniers esclaves persans, enlevés par une alamane de Merv, dans l’automne de 1883, sur les frontières du Khorassan persan et restitués au gouvernement russe sur la demande du général Komarof.

C’était assurément un étrange contraste que ces Tekkés, tous anciens alamanetchiks, aujourd’hui enrégimentés au service du tsar, allant à Merv enlever des esclaves pour les amener à Askabad, afin que le gouvernement russe les remît en liberté. Les malheureux ne se rendaient guère compte de ce qui se passait pour eux, capturés jadis par des Turcomans et enlevés par d’autres Turcomans, d’autant qu’entre Merv et Askabad les cavaliers auxiliaires les avaient traités comme ils avaient l’habitude de traiter les Kizilbach. J’avais devant les yeux l’image d’un retour d’alamane : c’est ainsi que revenaient dans leurs foyers d’une expédition productive en Perse ces mêmes cavaliers ; leurs prisonniers ne pouvaient guère être plus misérables, plus terrifiés que les pauvres créatures que nous avions devant les yeux. Cette restitution était due à la mission de Makhtoum-Kouli-Khan, Tekké rallié à la Russie, fils de cette femme si influente à Merv dont j’ai parlé plus haut et qui, avec le capitaine Alikhanof, avait exigé, au nom du général Komarof, la restitution des esclaves : la demande avait été d’ailleurs appuyée efficacement par le petit corps du colonel Mouratof, stationné en ce moment à Karybent.

Le rapport fait par le commandant du peloton des cavaliers auxiliaires arrivés de Merv, un vieux Tekké de la tribu des Vakil, à grande barbe grise, le lieutenant fit mettre pied à terre aux esclaves :