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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/604

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miracles, le diable aussi passe pour en faire. Entre le faux et le vrai qui prononcera ? L’église ? Elle-même ne sait que résoudre, juge blanc à Poitiers et noir à Rouen. De parti à parti, la question se pose et s’envenime ; les Anglais reconnaissent le miracle, en y mettant cette condition de l’attribuer au démon et l’idée peu à peu gagne la France, cheminant, avançant toujours, fût-ce au plein du triomphe. A Reims, Jeanne retrouve son frère et l’interroge : « Que dit-on de moi au pays ? — Ils t’accusent de n’être qu’une sorcière. » Encore et partout l’arbre des fées, l’arbre damné dont l’ombre s’étendra jusqu’à la fin des siècles sur cette vie et cette gloire !

Il existe en Allemagne un document bien curieux à ce propos ; c’est l’écrit d’un prêtre de Landau rédigeant ses observations par ordre de l’évêque de Spire. On y apprend tout ce que ce brave homme avait recueilli de renseignemens sur Jeanne d’Arc à la date de 1429. Après avoir longuement et très savamment disserté de la sorcellerie en général et des antiques sibylles en particulier, l’auteur aborde ainsi le chapitre de la Pucelle : « On s’occupe en ce moment, beaucoup en France d’une visionnaire dont les prophéties sont en grand renom, personne de mœurs très pures et de maintien comme de conduite irréprochable, fort experte dans l’art de la guerre ; le peuple la tient en odeur de sainteté et se fie à ses prédictions, mais de tout cela que faut-il croire ? Le vulgaire, qui n’en sait rien, s’adresse naturellement à nous, gens d’église, qui n’en savons pas davantage, et l’on nous presse de questions auxquelles, pour mon humble part, j’ignore quoi répondre. » Notre sceptique se tire d’affaire comme il peut, usant et abusant de l’équivoque et coupant court aux indiscrets ; bientôt pourtant, cette espèce de persiflage lui semble malhonnête. Il descend dans sa propre conscience, instruit à fond le procès et finit par sortir convaincu de l’intervention divine. Il se dit, lui aussi, qu’une femme ayant précipité la France dans l’abîme, il devait être dans les desseins de Dieu qu’une vierge vint l’en retirer. La femme est, de sa nature, humble et pieuse, douce et compatissante aux affligés, et le ciel, en effet, l’aura choisie pour nous ramener au bien par la grâce ineffable de l’amour plutôt que par la terreur du châtiment. « La France, poursuit-il, — et c’est peut-être ici le lieu de méditer sur cette page écrite jadis par un brave homme de moine que nulle méchante colère n’agitait et qui, à quatre cents ans de distance, articule contre nous les mêmes reproches que ses arrière-petits-neveux devenus nos plus acharnés ennemis nous décochaient pendant d’autres désastres, — la France, poursuit-il, dominait toute la chrétienté par la puissance de ses armes, et maintenant, la voilà humiliée, écrasée, sans pouvoir se relever ni par force ni par vaillance et réduite à ne plus rien attendre que de la miséricorde de Dieu, qui se réservait, après