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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/605

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l’avoir tant abaissée pour l’exemple des nations, de la sauver par un miracle. Il se peut que cette jeune fille ne trouve point dans le peuple le crédit et la foi qu’elle mérite. Elle n’en est pas moins une élue, une vraie visionnaire, sa vie et ses actes nous en portent témoignage. Malheureusement la nation est oublieuse et légère, et j’ai lieu de craindre que la fille de Dieu, ayant accompli sa mission et ses prophéties, ne soit un jour payée d’ingratitude. » N’y a-t-il pas quelque chose de touchant dans ces prévisions d’un contemporain placé loin des événemens et philosophant au jour le jour sur des informations qu’il recueille, si je puis dire, à la pipée, tout cela naturellement bien hasardeux et bien divers ? Une fois au manoir seigneurial, il rencontre un Anglais et devient perplexe en entendant cet insulaire raconter que la prétendue vierge est une drôlesse vendue au diable et qui n’opère qu’avec l’aide de l’enfer. Allez donc débrouiller de tels mystères ! Le bonhomme y perd son latin. Et vous voudriez qu’à ces bruits partout répandus en Europe, Shakspeare fermât ses oreilles, lui que la démonologie passionne, lui le dramaturge de tous les préjugés et de toutes les superstitions populaires ? Eh quoi ! pareils événemens au lendemain de Crécy et d’Azincourt, des bataillons chassés, balayés de province en province par une jeune fille, tous les territoires sur le sol français reconquis, Calais seul excepté, et vous voudriez que pour expliquer, pour excuser ce prodige, on n’allât pas remuer l’enfer ! Mais alors Shakspeare ne serait plus Shakspeare et l’orgueil anglais cesserait d’être l’orgueil anglais !

On s’est demandé si Shakspeare croyait aux sorciers, aux revenans ; qu’importe ! Son public y croyait, et c’était assez pour l’effet dramatique. Il s’en faut d’ailleurs que, dans le répertoire de Shakspeare, le surnaturel soit jamais ce que nous le voyons aujourd’hui au théâtre, un simple jeu de fantasmagorie et de lumière électrique. Ses spectres sont des personnages ayant part à l’action, qui marche, évolue, s’arrête, s’embrouille et se dénoue à leur gouverne. Ils font la pluie et le beau temps, les ténèbres et le clair de lune, soit que, comme Jules César et Banquo, ils nous apparaissent sous les traits d’individus que nous avons connus vivans, soit que, comme dans la Tempête, Macbeth ou le Songe d’une nuit d’été, ils nous arrivent d’en haut et d’en bas par légions joyeuses ou sinistres que guident Puck, Ariel ou l’horrible Hécate ; les Elfes de Shakspeare sont un petit monde très vivant, très mignon, très concret, ayant la gentillesse de l’enfant, le clignotement de l’étoile, les caresses embaumées de la fleur et la sveltesse fuyante du lézard. En 1584, la croyance aux esprits était presque universelle ; on n’aurait pour s’en assurer qu’à lire le livre de Reginald Scot (Discoverie of Wichcraft) et les élucubrations du roi Jacques, grand docteur, comme