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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/611

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II

Voltaire était de ces esprits qui ne peuvent comprendre l’âme humaine que sous une forme de raffinement social. « Quel parti voulez-vous que je tire d’un tel sujet ? l’entendons-nous répondre inter pocula aux jeunes seigneurs qui cherchent à le piquer d’émulation. — Qu’est-ce qu’une héroïne qui court les champs déguisée en lansquenet et finit sur un bûcher après avoir débuté dans une étable ? Que faire, à moins de la travestir, d’une fable où le grotesque se marie au trivial, l’odieux au rebutant ? »

La travestir ! palsambleu, voilà une idée que n’avaient eue ni ce cuistre de Chapelain,


Qui lit de mauvais vers douze fois douze cents,..


ni ce singe de Scarron, qui s’amusait innocemment à déchiqueter l’Enéide. On peut être un homme de génie et manquer de goût, Voltaire l’a prouvé maintes fois, mais jamais avec tant d’éclat et de récidive. Se moquer de la religion, c’était une manière de philosopher ; une chose restait encore intacte, le sentiment national, il la turlupine dans la plus pure et la plus noble de ses incarnations. Et voyez le progrès accompli depuis un siècle ! Voltaire a pu écrire la Pucelle aux applaudissemens de toute la société de son temps. Qu’un de ses fils essaie aujourd’hui de renouveler ce vilain jeu, et c’est Gambetta qui lui crie : « Halte là, monsieur ; on ne touche pas ici à Jeanne d’Arc ! » Une épopée, même burlesque, une tragédie, une œuvre quelconque de l’imagination ou de l’esprit n’est jamais un accident qui se produise uniquement par le bon plaisir de l’auteur, il faut que le public s’en mêle, et le public s’en mêla si bien que, le soir de la fameuse apothéose de Voltaire, on criait autour de sa voiture : Vive la Pucelle ! en même temps que : Vive la Henriade ! et : Vive Mahomet ! Même de nos jours, la Pucelle est un document, une de ces raretés de derrière les rideaux, qu’un siècle enferme dans le cabinet secret de sa culture littéraire pour n’être vus et maniés que de certains lecteurs ; mais alors, il n’était bruit en Europe que de ce chef-d’œuvre. Chez nous, Richelieu en faisait son bréviaire ; à Berlin, la reine mère en sollicitait de l’auteur des lectures à haute voix, que la jeune princesse Wilhelmine écoutait derrière une tapisserie.

Commencée en 1730, la Pucelle ne devait paraître qu’en 1762 :